La « fabrique » de la sociabilité
Pierre-Yves Beaurepaire
Beaurepaire, Pierre-Yves. « La « fabrique » de la sociabilité », Dix-huitième siècle, vol. 46, no. 1, 2014, p. 85-105.
Extrait de l’article
Dans un livre stimulant, Dominique Poulot définit la ville des Lumières comme la « ville sociable ». Les contemporains aspirent à des cadres associatifs moins contraignants que ceux de la sociabilité patentée, officiellement reconnue par le prince ou par l’Église. S’ils recherchent toujours la protection d’un puissant, car elle est gage d’autonomie en échange d’un tribut payé sous forme de publication de la gloire et de la générosité du protecteur – dédicace ou honorariat –, ils privilégient le principe d’une adhésion individuelle volontaire. Dès lors, les statuts et règlements ne sont pas donnés de l’extérieur, comme une charte est octroyée, ils sont mûris, rédigés, adoptés de l’intérieur. Ce principe d’adhésion volontaire de l’individu au groupe est une rupture fondamentale avec la sociabilité traditionnelle, mais c’est une « rupture dans la continuité », car il s’accommode fort bien du maintien des règles et des distinctions de l’Ancien Régime : la fiction égalitaire qui préside aux relations interpersonnelles au sein des salons, comme le respect accordé aux titres et qualités profanes au sein des loges maçonniques en portent un témoignage éclatant. L’essor de la sociabilité volontaire reflète à la fois la dilatation de la sphère privée, son autonomisation, mais aussi sa capacité à proposer en retour à la sphère publique dont les déséquilibres et les heurts sont manifestes, un mode d’organisation sociale plus harmonieux. Comme l’écrit Cécile Mary-Trojani, « privacité, sociabilité : ces deux aspirations confuses des hommes des Lumières, ces deux manifestations de leur quête du bonheur, dessinent en même temps un espace réservé à l’épanouissement de soi et un espace où la présence, non seulement de l’autre mais des autres, devient indispensable ».