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Sophie Delhaume (éd.) : Correspondance conjugale (1760-1782) : une intimité aristocratique à la veille de la révolution

Pascale Mormiche

Pascale Mormiche, "Sophie Delhaume (éd.) : Correspondance conjugale (1760-1782) : une intimité aristocratique à la veille de la révolution", Paris, Cour de France.fr, 2020. Compte rendu publié le 9 mars 2020 (https://cour-de-france.fr/article5499.html).

Correspondance conjugale (1760-1782) : une intimité aristocratique à la veille de la révolution, édition établie, présentée et annotée par Sophie Delhaume, 2 vols., Honoré Champion, Paris, 2019, 1179 p.

L’étude des relations conjugales se développe depuis une dizaine d’années, que ce soit par l’enlèvement prénuptial, le veuvage, l’amour conjugal, les relations maritales entre les cours. Les correspondances permettent d’approcher d’autres groupes sociaux que l’élite curiale. Les écrits du for privé deviennent une source essentielle pour l’histoire des mentalités, l’histoire culturelle et l’histoire sociale des élites. Mais les correspondances restent relativement rares. Celle qui est éditée dans cet ouvrage paraît d’autant plus importante qu’elle s’étend sur une vingtaine d’années et qu’elle est composée n des lettres des deux partenaires. Leur nombre impressionne : près de 600 lettres pour la marquise et seulement 42 écrites par son mari. Les archives de la famille d’Argenson sont conservées à la bibliothèque universitaire de Poitiers dont le père de l’autrice, était le conservateur.
Le mariage de ce couple disparate est envisagé dans une politique familiale large afin de consolider par des alliances les réseaux auliques et les emplois ministériels : c’est la famille de la noblesse militaire qui épouse la haute noblesse de l’administration royale. L’épouse Jeanne Marie Constance de Mailly d’Haucourt est issue de la grande noblesse dont la branche aînée, la famille Mailly-Nesle, fournit quelques maîtresses de Louis XV. Son père, le comte de Mailly fait une carrière exemplaire de militaire, avant de devenir Gouverneur de Perpignan et du Roussillon. Toutefois, dans l’introduction de l’ouvrage, l’énonciation de la carrière du comte de Mailly ne met pas l’accent sur son activité à la cour ce qui aurait sans doute éclairé la correspondance mais sur un phénomène postérieur (son rôle au moment du 10 août 1792). Il y avait pourtant beaucoup d’éléments à rapporter sur cette période 1750-1760 et de réseaux de cour à analyser. Très peu est dit sur ses épouses « volontairement effacées » (p. 29) et donc la mère de l’autrice des correspondances. Quel modèle maternel possible pour Mme la marquise d’Argenson ?
Le mari est le marquis de Voyer d’Argenson, fils du comte d’Argenson, ministre de la guerre de 1743 à 1757. Son grand-père fut Garde des sceaux. Il aurait été possible d’insister plus avant sur la coterie d’Argenson qui aurait pu devenir au début des années 1750 le pôle essentiel à la cour de Louis XV (Mailly-Nesle, Mailly, Argenson et Paulmy). Dans l’introduction, la description familiale, individu par individu, ne met pas en évidence le potentiel de cette opportunité curiale. Le rôle des hommes et de la partie militaire occulte les réseaux féminins qui construisent les alliances et la force de la famille.
Cette correspondance de Voyer d’Argenson existe car le militaire parcourt les fronts et ses gouvernements. Cette correspondance d’absence interroge sur la construction du lien conjugal entre un homme mûr marié à une toute jeune fille mariée à 13 ans et à l’évolution de ce lien sur plus de vingt ans. Les lettres sont longues, parlant de tout et de rien, primesautières, pleines d’humour comme une conversation prise en note, désordonnée, rédigée au gré des activités multiples de la marquise.
La différence d’âge ainsi que la durée du mariage (dans la moyenne des durées indiquées par la démographie) montrent assez clairement un renversement des liens affectifs. La jeune épouse s’ingénie à se rendre intéressante à son mari conquérant dans tous les sens du terme. L’adolescente cherche d’abord à se mettre au niveau de son brillant et séduisant époux dans la trentaine, en termes de conversation, d’étude et de culture. Puis elle travaille à créer des liens dans la société. Un attachement affectif se développe malgré les nombreuses maîtresses : « les Albertines » dont elle essaie de contrôler les choix et les amours de bas étage, notamment la prostitution « de couleur » (indication assez rare pour la mentionner dans ce Paris des années 1770). Le libertinage sexuel de son mari entraîne la marquise à inaugurer un lien d’amour consenti et négocié à l’intérieur du couple, pratique nouvelle mais courante dans l’aristocratie. Dans ce pacte relationnel, il est vraisemblable que Mme d’Argenson eut quelques aventures personnelles masculines et peut-être féminines.
En 1770, son mari, momentanément souffrant, lui reproche d’avoir envisager leur relation « que d’après vos sentiments » ce qui lui occasionne à distance « de fréquentes secousses » émotionnelles. Il indique à son épouse qu’il va s’abstenir « de trop adhérer à ses sensations personnelles [1] ». Vers la fin de la correspondance, le mari voyageur et notoirement volage se rend compte des mérites de son épouse et de ce qu’elle a construit pour le couple et les enfants. À d’autres, il finit par avouer et convenir qu’il l’aime [2]. On assiste donc, comme rarement, à la construction d’un lien conjugal. Quel amour était possible au siècle des Lumières ? Quel couple était-il possible de construite ? A plusieurs moments, on suit la trace de leur relation amoureuse avec l’expression d’une sensualité retenue ou formulée. L’expression du sentiment se conçoit d’abord intellectuellement, se développe et s’exprime de plus en plus au cours de leur vie commune qui se déroule majoritairement à distance l’un de l’autre. Cette correspondance met en exemple, au travers des vicissitudes de la vie, un couple finalement fort uni au XVIIIe siècle.
Cette correspondance montre également les liens de la belle-fille avec son beau-père, le comte d’Argenson, pendant son ministériat mais également lors son exil aux Ormes, sentiment qui n’est pas aisé de mettre en évidence dans les sources.
Autre interrogation : le couple n’a jamais été, ne parvient pas ou n’entend pas à être familier de la cour. Mme d’Argenson relaie cependant à son mari les événements de la cour, les rumeurs, les nominations, les renvois. Vivant à Paris dans le monde de l’argent, de la finance et des assemblées mondaines, la qualité intellectuelle des époux et leur entregent à Paris ne font aucun doute. Leur modernité les inscrit dans les éléments moteurs de la période : passionné d’art, passionné de chevaux et de l’amélioration de la race chevaline, le marquis est sur ce point proche des Orléans.
La révocation et la disgrâce du père, le comte d’Argenson crée une rupture forte face à la cour et à la politique. Le lien avec le duc de Choiseul ne lui permet pas de revenir en cour d’autant que Choiseul est disgracié après 1774. Le marquis de Voyer, désabusé, se retire dans ses propriétés. Le couple développe alors un scepticisme face au pouvoir, face à la cour.
Or la marquise a développé des talents d’organisatrice et d’animatrice. Elle a appris à parler avec des ministres, des responsables de l’administration royale. Elle parle à la reine et lui au roi. Elle pousse son mari et négocie pour lui qui la qualifie d’: « avocat femelle qui a des grâces ». Elle connaît les usages de cour, sait obtenir une information à sa source, sait convaincre, agiter les réseaux pour tenter de faire revenir son mari aux affaires politiques, ce qui est un leitmotiv inabouti de son action.
Le couple d’aristocrates fait ainsi le choix de ne pas participer à la cour en dehors des événements incontournables. Il s’affirme dans une société choisie, dans une mondanité littéraire de la fin du XVIIIe siècle, comme la coterie du prince de Conti et de Mme de Boufflers, la coterie des Choiseul, critique à l’égard du pouvoir, critique à l’égard des certains Encyclopédistes.
Quand ils ne sont pas à Paris, les Argenson vivent aux Ormes dans une sociabilité active, intellectuelle comme pour ancrer un foyer culturel de première importance dans un domaine rural. Ce scepticisme s’accommode avec la franc-maçonnerie. Leur salon parisien ainsi que les Ormes attirent les visiteurs importants. Face au fonctionnement de la cour, la sociabilité aristocratique rurale qui se développe en cette fin du XVIIIe siècle, apparaît dans cette correspondance et apporte des éléments pour compléter celles des salons d’Antoine Lilti ainsi que les études sur la sociabilité mondaine. Son époux se dirige vers les sociétés secrètes si fréquentes dans ces milieux en en créant une, ce qui constitue un foyer de réflexion actif pendant les étés dans le magnifique domaine des Ormes. Sans avoir effectué de voyage en Italie, Mme d’Argenson appartiendrait à l’Académie d’Arcadie à Rome ce qui indique que sa réputation littéraire (sur laquelle il n’existe actuellement que ces lettres) dépasserait les frontières du royaume. Après 1770, Mme d’Argenson bascule vers des savoirs considérés comme masculins, quittant la littérature pour les sciences, vers les progrès de la nature. Conscientisée par ses débats dans son salon (« l’art de penser n’est pas étranger aux femmes », p. 71), par ses amitiés avec des jeunes femmes actives et plus jeunes qu’elle, la marquise développe des idées progressistes. Elle s’intéresse aux sciences, à la chimie, à l’anatomie. Elle se préoccupe de l’éducation de ses enfants, sans théoriser au-delà de ce qui est nécessaire à l’époque. Le portrait de Mme de Voyer avec ses trois filles, aurait été réalisé vers 1770, et pourrait être attribué à Anna Dorothea Therbusch. La correspondance est riche d’éléments touchant au corps et aux maladies plus que de principes éducatifs. Celles-ci sont permanentes, quotidiennes presque. Le corps souffrant résulte du surcroît d’activités, tant domestiques, familiales que mondaines. Le régime de santé est mis à mal par des remèdes et régimes contradictoires, souvent préconisés par les meilleurs médecins du temps.
Cette correspondance est accompagnée d’un riche ensemble de documents domestiques de première importance tant il est rare de pouvoir plonger dans le budget et les choix familiaux. La famille vit essentiellement dans l’hôtel de la Chancellerie dans l’enceinte du Palais-Royal, à Asnières mais aussi dans cette merveilleuse demeure des Ormes, proche de Poitiers, avec sa tour si particulière appelée le « phare de la connaissance » équipée d’un paratonnerre (avant Benjamin Franklin) et d’un observatoire. Le chapitre des dépenses domestiques et des dettes qui suit la correspondance fait miroir aux soupers et fêtes auxquelles la marquise d’Argenson assiste et qu’elle rend. Il indique les choix des peintres comme Coypel qui réalise les plafonds, des différents travaux réalisés dans l’hôtel avec les plus fameux artistes, couturiers, orfèvres… Le couple est mécène de Charles de Waily, du sculpteur Pajou. Bibliophile averti, on voit le couple développer la bibliothèque de l’hôtel parisien qui deviendra le fonds principal de la bibliothèque de l’Arsenal, avec les reliures aux Armes des Mailly et des Voyer.
On ne peut conclure cette recension qu’en rendant hommage à l’esprit et au physique de Mme d’Argenson que les habitués trouvaient charmants en dépit du long nez qui affectait sa famille et dont elle plaisantait elle-même. Un de ses fidèles, le président de Périgni aurait répliqué avec légèreté et finesse caractéristique du XVIIIe siècle: « Pour moi, ce n’est point du tout là ce qui me charme dans Madame de Voyer, je ne puis souffrir ses mains et ses petits pieds si vantés ; ce que j’aime le mieux en elle, c’est son nez. » À cette incartade, tout le monde s’étonna, et madame Cases frémit : « Oui, continua le président, son nez ; il est de si bonne amitié, si prévenant ; il me fait toujours des avances, tandis que ses mains et ses pieds me repoussent [3].» Ne doutons pas que l’on retrouve Mme de Voyer d’Argenson dans d’autres activités scripturales que cette belle correspondance.

Notes

[1Lettre n° 286, le 27 septembre 1770

[2Lettres d’Argenson à Choiseul, lettre n° 286 et au duc d’Orléans, n° 620

[3Madame de Genlis, Mémoires inédits de Madame la comtesse de Genlis, sur le dix-huitième siècle et la Révolution Françoise, depuis 1756 jusqu’à nos jours, t. 9, Paris, Ladvocat, 1825, p. 108-109.