Les fidélités et les clientèles en France aux XVIe, XVIIe et XVIIIe siècles
Roland Mousnier
Roland Mousnier, "Les fidélités et les clientèles en France aux XVIe, XVIIe et XVIIIe siècles", dans Histoire sociale / Social History XV, nᵒ 29, 1982, p. 35-46.
Article réédité sur Cour de France.fr le 29 décembre 2013 (https://cour-de-france.fr/article2926.html).
[Page 35 de la première édition]
I. Définitions
Selon le Dictionnaire de Furetière, le client, « c’était chez les Romains un pauvre citoyen qui se mettait sous la protection d’un puissant, qui s’appelait par relation son patron. Ce patron assistait le client dans ses besoins et le client donnait son suffrage au patron, quant il briguait quelque magistrature... les clients devaient le respect à leur patron, comme celuy-ci leur devait sa protection. On a appelé aussi quelquefois clients les vassaux à l’égard des seigneurs, qu’on nommait leurs patrons, comme témoigne
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Budé, et aussi leurs escuyers et leurs courtisans, et on appelait clientèle toute leur famille et domestiques... » [1]
La clientèle, c’était la « protection que les Grands seigneurs de Rome donnaient aux pauvres citoyens. Le crédit des Romains dépendait d’avoir une grande et nombreuse clientèle. »
Le respect, c’est la « déférence, honneur, soumission qu’on fait à son supérieur. Il faut servir Dieu avec un profond respect et humilité ; croire ce que l’Église propose avec respect et soumission. Nous devons du respect au Roy, aux Magistrats, à nos parents et à nos maîtres... »
Ainsi donc le lien de clientèle est une relation entre un patron et un client. Le patron doit protection et assistance ; le client, honneur, obéissance et service politique. Furetière étend la notion à la France. Les seigneurs y ont comme clients leur famille, c’est-à-dire les domestiques (à ne pas confondre avec les serviteurs et les servantes voués aux travaux manuels), les gens de la maison (domus), c’est-à-dire les parents, les écuyers, les courtisans, les secrétaires, ceux qui vivent près des seigneurs et sont à leur disposition pour des services honorables, non productifs de biens matériels, comme chargés de mission, fondés de pouvoir, intendants, hommes de confiance, et qui attendent des seigneurs entretien, bienfaits, charges et offices, situation sociale.
Au-delà de la France, et des siècles de l’Ancien Régime, il est probable que le lien de patronage et de clientèle se retrouve à peu près dans tous les pays, tous les temps, toutes les sociétés. La seule difficulté, c’est que le plus souvent il s’agit d’un lien personnel, de fait, qui n’est pas sanctionné par les lois et règlements, et donc qu’il ne peut être saisi qu’au hasard de récits, dans les correspondances, les mémoires, et dans les comportements qu’ils évoquent.
L’effet de ce lien est de favoriser les relations verticales entre classes, ordres, rangs, de faciliter l’existence et éventuellement la mobilité sociale ascendante des inférieurs, d’accroître le crédit des supérieurs, donc leur pouvoir, et d’augmenter leur efficacité dans leurs luttes entre eux pour un plus grand pouvoir. Les clientèles n’ont pas été suffisamment étudiées. Toutes les méthodes prosopographiques seraient d’un grand secours pour les découvrir.
Revenons à Furetière. « Fidelle... qui garde la foy qu’il a promise. Celuy qui fait bien son devoir. Le serviteur fidelle est appellé dans l’Évangile celuy qui fait valoir le bien de son maître. » « Fidélité, entretien des serments qu’on a faits, des paroles qu’on a données. On fait tacitement un serment de fidélité au Roy et à sa patrie en naissant. » Ainsi donc, la fidélité, c’est de garder la parole donnée, à plus forte raison le serment prononcé, c’est de passer aux actes, exécuter ce qui a été promis. Si la parole donnée implique une opération pour le bien de celui qui l’a reçue, la fidélité c’est d’accomplir au mieux cette opération. Or, l’expression de la fidélité et de tout ce qu’elle implique est fréquente chez les juristes, les théoriciens de la société, comme Seyssel et Chasseneuz, les magistrats des cours souveraines, les conseillers d’État, les membres des cercles gouvernementaux, comme Saint-Simon, les dé-
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putés aux États généraux et même chez les mémorialistes, les romanciers, etc., depuis Ferrault et Brèche, à la fin du XVe et au début du XVIe siècle, jusqu’au Parlement de Paris au long du XVIIIe siècle. En général, ils ne lui consacrent pas de longs développements, ce qui est naturel, lorsqu’il s’agit d’idées et de sentiments tellement vitaux, tellement incorporés aux individus, qu’il n’est pas nécessaire d’en parler beaucoup. Il suffit d’un mot pour les évoquer et être compris. Plusieurs y insistent, en particulier, pendant les guerres de religion, ainsi Jacques de la Guesle, un fidèle d’Henri III, puis, après l’assassinat de ce roi, un fidèle d’Henri IV, procureur général, donc l’homme du roi, au Parlement de Paris, et qui se disait le « procureur général de la France ». Vingt-sept de ses Remontrances, échelonnées de 1588 à 1606, ont été publiées en 1611 [2]. Elles constituent un des meilleurs témoignages. Il nous faut maintenant voir les différents sens du mot fidélité et les relations humaines qui y correspondent.
II. Le roi et ses sujets
La fidélité, c’est d’abord le « sang » du corps politique. En effet, ce qui ressort d’abord de cet ensemble d’écrits, c’est que, si la spécialisation, la division du travail social, et donc la division de la société en ordres, en états, en corps, comme disaient les contemporains, est nécessaire pour les meilleurs rendements en vue du bien commun, elle pose le problème de la coopération et elle crée un risque : celui qu’ordres, états et corps s’enferment chacun dans son égoïsme collectif et s’opposent les uns aux autres. Il faut donc un organe de coordination et de direction, qui exprime une volonté commune de vivre ensemble, impose les actes qui en sont la conséquence, et unisse les efforts pour le salut de tous. Cet organe, c’est la monarchie, qui est absolue, mais seulement dans sa sphère de droits. Pour que cette volonté commune passe du roi, incarnation de la monarchie, aux ordres, aux états, aux corps et à leurs membres, selon leur hiérarchie, il faut une volonté bonne de chacun, mue par un sentiment commun puissant. Ce sentiment, c’est la fidélité, « sang » du corps politique, « sang » de la France. La fidélité porte dans toutes les parties du corps politique le mouvement et la vie. La fidélité est donc pour tous. Et d’abord pour le roi. Le roi prête à son sacre deux serments successifs : le premier à l’Église de France ; le second au royaume de France. Le roi jure de conserver à l’Église ses droits, franchises, libertés et privilèges et d’exterminer les hérétiques. Il jure au royaume d’en conserver les lois fondamentales, les droits de la couronne, de préserver les intérêts, droits, franchises, libertés et privilèges des regnicoles, ses sujets. Ce sont des serments de fidélité. À leur tour, les sujets prêtent au roi un serment de fidélité, devenu implicite lorsque le peuple ne fit plus qu’acclamer le roi à son sacre, mais
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qui, pour les légistes et les magistrats, conservait toute sa clarté et toute sa force contraignante.
Le contexte permet de se rendre compte du contenu de ce serment et, remontant de proche en proche, nous en trouvons la signification précisée par le capitulaire de Charlemagne de 802 et par le serment de Gondreville, exigé par Charles le Chauve en 872. Il s’analyse en une fusion de la fidélité du sujet et de l’hommage de la personne. Le fidèle est l’homme de son maître, ici le roi. Il se voue à lui corps et âme. Il lui promet obéissance, conseil et assistance. Il s’engage à ne jamais user de fraude, ni de vol, ni de mauvaise foi à son égard, à ne jamais attenter, directement ou indirectement, par aucun moyen, émissaire, lettre ou autrement, à sa personne, à son honneur, à son royaume ou à sa seigneurie, aux siens ou à ses biens. Il promet de s’armer et d’aller en guerre contre quiconque pour son maître. Il doit l’aider dans son service et ses fonctions, s’employer à ce que sa volonté et ses ordres soient exécutés. Il s’engage à protéger et défendre ceux que son maître a mission de protéger et défendre. Par-dessus tout, il promet de se maintenir dans le service de Dieu, dans tous les préceptes de Dieu, et de défendre la Sainte Église, pour la principale raison qu’il s’agit de la croyance de son maître, du Dieu et de l’Église de son maître.
En somme, le fidèle épouse toutes les croyances, toutes les volontés, tous les intérêts de son supérieur, de son roi. Il ne fait plus qu’un avec lui. Mais il y a réciprocité, implicite mais obligatoire au jugement de tous. Tout ce que le fidèle doit à son maître, à son supérieur, à son roi, le maître, le supérieur, le roi le doit à son sujet.
Ce sentiment semble s’être affaibli au cours du XVIIIe siècle, mais il subsiste après 1789. L’émigration, les complots royalistes, l’insurrection vendéenne en sont des manifestations, mêlées à d’autres raisons. Ce sentiment semble s’être perpétué presque silencieusement, chez un petit nombre, au XIXe siècle et au début du XXe siècle. Il semble reprendre de la vigueur et de l’extension dans les deux derniers tiers du XXe siècle, autour de certains chefs militaires et politiques.
III. Dieu et les chrétiens
La fidélité s’étend à la conception que le supérieur se fait de l’univers. Elle inclut ici le Dieu, un et trine, des chrétiens et l’Église catholique romaine. Dieu est d’ailleurs garant du serment, prêté en principe sur les Saints Évangiles. Remarquons de même que humainement parlant, il pourrait n’être pas tellement différent, s’il s’agissait de défendre la foi marxiste-léniniste, dans cette sorte de religion civique qui s’est organisée spontanément autour du mausolée sur la place Rouge, qui a contenu les dépouilles embaumées de Lénine et de Staline et qui ne contient plus que celle de Lénine. Le peuple russe va se recueillir devant les restes de Lénine, comme devant ceux d’un personnage surnaturel et protecteur, Lénine, « ce diamant », disait une vieille femme.
Chez les Français de l’Ancien Régime, la fidélité était liée à la qualité de chrétien, d’adorateur du Dieu unique, personnel et transcendant. La
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fidélité entre hommes est l’image du lien qui unit Dieu au fidèle chrétien et, en retour, le fidèle chrétien à Dieu. Dieu a choisi ses fidèles et leur reste fidèle malgré leurs trébuchements et leurs chutes. Par ce don gratuit de son amour, il leur crée une obligation de reconnaissance et d’amour, une obligation d’être fidèles. « Veritas domini manet in aeternum » (« La fidélité du Seigneur demeure pour l’éternité »). Bien des psaumes en portent témoignage [3]. Nous avons vu le psaume 117. Voici le 88 : « Parle-t-on de ton amour dans la tombe de ta fidélité au lieu de perdition. » Le 89 : « Car j’ai dit : l’amour est bâti à jamais, aux cieux tu as fondé ta fidélité. » Le 98 : « Yahvé a fait connaître son salut, aux yeux des païens révélé sa justice, se rappelant son amour et sa fidélité pour la maison d’Israël. » Et le grand psaume 118 : « Rendez grâce à Yahvé, car il est bon, car éternel est son amour », qui détaille le contenu de cette fidélité. Au reste, le contenu de la fidélité réciproque de Dieu et de l’homme est précisé par les psaumes 34, 35, 36, 99, 117, etc.
Cette alliance réciproque, où Dieu a l’initiative, alliance de Dieu avec l’homme et en retour de l’homme avec Dieu, est chargée d’affectivité, d’affection et d’amour. A-t-elle été suffisamment étudiée, en elle-même et dans ses conséquences sociales et politiques ?
IV. Maître et fidèle, protecteur et créature
La fidélité est aussi fraternité d’armes et compagnonnage de guerre. Nos textes nous ont ramené peu à peu vers les Carolingiens et leurs guerres, civiles et étrangères, mais leurs sentiments de fidélité ont des origines plus anciennes. Nous les entrevoyons, au moins en partie, chez les gasindi wisigoths, chez les antrustions francs, chez les envahisseurs germains de l’Empire romain, en général chez tous les peuples belliqueux et conquérants. Nous y reconnaissons, pour l’essentiel, les relations maître-fidèle, protecteur-créature, qu’il s’agit maintenant de cerner et de définir.
Considérons d’abord, en France, à la fin du XVIe siècle, Bassompierre, gentilhomme lorrain, originaire d’une terre d’Empire. Il ne se soucie ni du duc de Lorraine, qui est son chef d’État naturel et auquel, selon nos conceptions, il devrait tout son service, ni de l’Empereur, chef du Saint Empire romain germanique, dont le duché de Lorraine fait partie. Il hésite entre le service du roi de France et celui du roi d’Espagne ; il décide d’aller voir les deux et de faire son choix ensuite, mais, à la cour de France, il reçoit le coup de foudre. Il répète dans ses Mémoires ce qu’il a dit à Henri IV.
qu’il m’avait tellement charmé que, sans aller plus loin chercher maître, s’il voulait de mon service, je m’y vouerais jusques à la mort. Alors, il m’embrassa et m’assura que je n’eusse pu trouver un meilleur maître que lui, qui m’affectionnât plus, ni qui contribuât plus à ma bonne fortune ni à mon avancement.
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Ce fut un mardi douzième de Mars [1599]. Je me comptai depuis ce temps là Français [4].
La date des vœux est conservée précieusement. À peu près tout le contenu de la fidélité s’y révèle. La fidélité est un libre choix d’un maître par un serviteur, sans égard aux États ni aux nations. Le serviteur désormais se dévoue à ce maître, au point de considérer qu’il a changé de nation et qu’il a adopté celle de son maître. Donc, il a épousé tous les sentiments, toutes les vues, toutes les inclinations, toutes les volontés de ce maître, et il s’y est dévoué jusqu’au sacrifice de sa propre vie. Le maître, en retour, lui promet affection, avancement, fortune. Il ne s’agit donc pas d’un simple échange de services et de récompenses, ou mieux d’avances puis de services, comme dans le cas du client, mais d’un dévouement total, d’un don de soi d’une part, d’une affection de l’autre. Le lien qui unit maître et fidèle est un lien affectif, qui n’est séparé ni des avantages matériels ni de la protection et des services.
Arnauld d’Andilly défend en 1623 le surintendant Schomberg de l’accusation d’avoir malversé et il fait remarquer : « Comme je n’étais point à M. de Schomberg, mais à Sa Majesté auprès de lui, s’il avait donné sujet aux mauvais offices qu’on lui avait rendus, Elle [Sa Majesté] l’aurait connu par ma retraite d’auprès de lui. [5] » Donc, si Schomberg avait prévariqué et forfait à l’honneur, Amauld d‘Andilly se serait retiré, pas du tout parce que Schomberg aurait ainsi trahi ses devoirs envers l’État et envers la société, mais parce qu’Amauld d’Andilly était au roi et non à M. de Schomberg. Ainsi, le fidèle appartient à son maître, corps et âme. Seulement la conséquence est claire : si Amauld d’Andilly avait appartenu à Schomberg, celui-ci aurait pu malverser tant qu’il aurait voulu, Arnauld d’Andilly serait resté auprès de lui et l’aurait servi dans ses vols. On voit donc que le service d’un particulier est mis avant celui de l’État, au détriment de l’État, et même sans souci des commandements de Dieu.
En 1627, Pontis est pressé par le Père Joseph, l’« Éminence grise », un fidèle de Richelieu, de quitter sa lieutenance des gardes du roi et d’entrer au service du cardinal.
Il [Richelieu] veut des officiers qui lui soient fidèles et qui ne soient qu’à lui, sans exception et sans réserve C’est ce qui l’a porté à jeter les yeux sur vous, parce qu’il sait que lorsque vous vous êtes donné à un maître, vous ne regardez que lui et ne servez que lui seul après Dieu.
Ainsi la fidélité implique le don total du fidèle à son maître, le service du seul maître après Dieu, c’est-à-dire même avant le roi. Pontis refuse :
Ne serait-il pas [le cardinal] le premier à me blâmer d’infidelité si, après l’honneur qu’il a plû au Roi de me faire en m‘approchant de sa personne et me donnant de lui-même une lieutenance dans ses gardes, je quittais sitôt son service pour me donner à un autre ? [6]
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Pontis n’invoque pas du tout, pour refuser, sa qualité de sujet du roi ; il ne semble pas s’inquiéter de ses devoirs envers l’État, il invoque simplement la fidélité, que lui imposent les bienfaits spontanés du roi, ses grâces. Et nous voyons ici une autre source de la fidélité que le don de soi- même du fidèle, ce sont les bienfaits d’un maître et, dans le cas du roi, ses grâces, qui ont une force contraignante, celle de la reconnaissance. Dévouement du fidèle, grâces du maître, deux sources de la fidélité, lien d’homme à homme.
Le cardinal voulait entourer le roi de ses dévoués à lui et écarter les fidèles du roi. Le roi aurait fini par être à peu près seul, sans pouvoir réel, en face de son ministre, maître des meilleurs hommes d’épée, et par ne plus se faire obéir du royaume que par l’intermédiaire de son principal ministre et des fidèles de celui-ci. Richelieu, vers la fin du règne, prenait des allures de maire du palais. La France revenait aux temps mérovingiens.
Le sentiment de fidélité était très fort. Les sentiments les plus forts s’affaiblissent et meurent quelquefois. Pontis nous raconte qu’en 1642,
étant un jour chez le Roy, Sa Majesté me fit signe de le suivre dans sa garde-robe et s’étant assis sur un coffre, fort pensif, il commença à me demander avec beaucoup de confidence d’où venait que les capitaines qu’il avait faits le quittaient tous et qu’il n’en restait presque pas un auprès de sa personne... d’où venait qu’un tel, qu’il me nomma, l’avait quitté pour se mettre au service de M. le Cardinal... Je ne pouvais me persuader... comment on pouvait être assez lâche pour préférer à son service celui d’un de ses sujets, quelque puissant qu’il pût être [7].
Pour ces gentilshommes, le roi n’est qu’un des maîtres possibles, au milieu de beaucoup d’autres, et tout gentilhomme a le droit de choisir son maître et de devenir son fidèle, même à la place du roi, chef de l’État, même contre le roi, chef de l’État.
Quelques-uns abandonnaient leur maître, sans autre motif que leur intérêt, mais l’opinion blâmait beaucoup ces infidélités et y voyait une sorte de félonie. C’est ce que montrent les efforts de Montrésor pour se justifier d’avoir quitté le service du duc d’Orléans.
Dès mon enfance, j’avais eu l’honneur de me donner à M. le duc d’Orléans et j’oserai dire que je n’ai eu autre objet, tant que j’ai été à son service que celui de sa gloire et de mon devoir. Dans ce discours, par lequel je prétends justifier ma conduite, je garderai ce respect à M. le duc d’Orléans de n’y mêler que les plaintes qui sont nécessaires pour faire évidemment paraître que je n’ai point failli... [8]
Il rappelle sa fidélité, les peines qu’il a prises, les périls dans lesquels il s’est jeté, comment il l’a suivi dans ses disgrâces, même en dehors du royaume, donc qu’il a rempli tous ses devoirs de fidèle. Au contraire, le duc d’Orléans l’a abandonné à plusieurs reprises, laissé sans assistance, ne l’a pas compris dans le traité de 1637 fait avec Louis XIII et n’y a pas stipulé sa sûreté. Ainsi le maître ayant bien nettement failli, étant bien
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nettement félon, le fidèle est délié de ses obligations : « Je me résolus... à trouver dans une vie retirée et particulière, la sureté qui m’était déniée dans la protection d’un maître auquel je m’étais si entièrement dévoué [9]. »
Un autre trait de la fidélité apparaît nettement chez Montrésor : « Son premier discours [du duc d’Orléans] fut de la créance qu’il prenait en ma fidélité, que je lui avais, à ce qu’il me dit, conservée si entière qu’il lui était impossible de déguiser ses affaires et ses sentiments [10]. » Ainsi, au don total de soi, au dévouement sans limites du fidèle, doivent correspondre non seulement la protection du maître, mais encore sa confiance totale, sa confidence illimitée. Qu’une de ces conditions manque, le fidèle ou le maître a failli ; il y a faute grave, une sorte de félonie, qui rompt le lien entre le maître et le fidèle et qui entraîne le blâme de l’opinion.
La relation maître-fidèle se rencontre d’abord chez les gentilshommes. Elle part du premier gentilhomme du royaume, le roi, maître de nombreux fidèles. Les relations de Louis XIII et de Richelieu sont des relations maître-fidèle. Richelieu écrit lui-même « qu’il s’est donné au roy et à la reine-mère [11] ». Plus tard, il fut seulement au roi, quand la politique personnelle de la reine-mère sembla dangereuse pour le roi et pour son État. Du roi, ou des grands, la relation maître-fidèle s’étend de proche en proche jusqu’aux plus petits gentilshommes, formant de longues chaînes de rapports mutuels. Elle est multipliée par l’habitude des gentilshommes de donner leurs enfants comme fidèles à des personnages qui peuvent assurer leur carrière. En outre, fréquemment, un fidèle, après s’être donné, contracte mariage dans le lignage du maître et cette alliance ou affinité renforce le lien de fidélité.
Une relation voisine, celle de protecteur-créature, triomphait dans le monde du gouvernement, autour du roi : chancelier, conseillers d’État, secrétaires d’État, surintendant des finances, contrôleur général, intendants des finances, maîtres des requêtes ; dans le monde des offices et de la magistrature, soit de justice, soit de finance ; dans le monde des financiers ou manieurs de l’argent du roi (fermiers d’impôts, participants à toutes sortes d’opérations de crédit public) exécrés par une partie de l’opinion, injuriés par les pamphlétaires, mais qui tiraient du service du roi une manière de dignité ; chez les poètes, les écrivains, et, en général, chez ceux des domestiques qui n’étaient pas gentilshommes. Richelieu se déclarait la créature de Louis XIII. Pierre Séguier, le garde des Sceaux puis chancelier de France, des secrétaires d’État, comme les Bouthillier, comme Sublet de Noyers et Chavigny, des surintendants des finances, comme Claude Bouthillier et Claude de Bullion, se déclaraient les créatures de Richelieu, qui était leur protecteur. À leur tour, ces ministres étaient les protecteurs de conseillers d’État, de maîtres des requêtes, d’intendants d’armée ou de province, qui s’avouaient leurs créatures, mais étaient les protecteurs d’autres créatures et ainsi de suite. La créature se donne à son protecteur comme le fidèle à son maître.
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Il semble que, peu à peu, ces relations maître-fidèle, protecteur-créature, tout en subsistant, ait décliné après la Fronde. Louis XIV a tenté d’être le seul maître et de se relier directement à tous ses sujets comme fidèles. Dans une assez large mesure, il semble qu’il y ait réussi, mais comme il incarnait l’État, ses sujets ont commencé de prendre l’habitude de la fidélité à l’État, organe de la volonté de la nation, à une entité, non plus à une personne.
Ce changement a continué au XVIIIe siècle, paraît-il, et il semble qu’ont joué un grand rôle dans le déclin de ces relations maître-fidèle, protecteur-créature, le jansénisme et la philosophie des Lumières. Ces relations impliquent un prestige du maître, du protecteur, un certain degré d’héroïsation de ces personnages. Or le jansénisme, en insistant sur le rôle prépondérant de la grâce divine, en montrant l’homme sans la grâce le jouet de ses passions, de sa concupiscence et du démon, démolit le héros. Dans le même sens, finalement, et malgré l’admiration de Voltaire pour Charles XII, allait le mouvement rationaliste des philosophes, pour qui l’homme supérieur est celui qui crée, qui produit, qui rend à l’humanité des services utiles, lui fournit des produits, des denrées, et des œuvres de l’art et de l’intelligence, nécessaires au bonheur des humains par le plaisir. Cet homme supérieur ne pouvait être celui auquel une certaine structure sociale assure le pouvoir en raison de son appartenance à un lignage. Ces nouvelles conceptions n’étaient pas favorables à ces relations de fidélité. Celles-ci ne disparurent pas, mais s’affaiblirent et se raréfièrent peu a peu.
Cependant, une élève du professeur Arlette Jouanna, Mlle Claire Lopez, de l’Université de Montpellier, montrait récemment que les États de Languedoc au XVIIIe siècle avaient personnifié la province de Languedoc, notamment dans des représentations matérialisées par des médailles, et donné au roi la fidélité de cette personne, le Languedoc, unie par ce lien à son maître, le roi [12].
V. Autres types de fidélité
Nous trouvons ensuite des extensions du sentiment de fidélité, qu’il faudrait analyser, en dégager les ressemblances avec les précédentes manifestations, leurs différences et leurs enchaînements, s’il y en a.
D’abord, la fidélité des pairs, pares, entre eux, à l’intérieur d’un corps, d’une corporation, d’une communauté territoriale ; à l’intérieur d’un groupe de pression, d’une société secrète, d’une ligue, d’un parti. M. Elie Barnavi a bien montré chez les Seize de la seconde Ligue à Paris (1585-94), le passage de la fidélité à la personne (Henri de Guise, Mayenne) à la fidélité au parti [13].
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Dans le mariage chrétien, image de l’union du Christ à son Église, ne conviendrait-il pas d’étudier la fidélité des époux, ce don de soi mutuel, réciproque, total, pour toujours ?
Une véritable fidélité a uni dans maintes universités d’autrefois les professeurs et les étudiants, tout au moins ceux que les professeurs avaient menés jusqu’au doctorat. Il conviendrait de suivre cette relation dans le cas des doctores legum, des légistes, qui envahirent les conseils des rois et des princes, dans toute l’Europe, et furent des artisans de développement du pouvoir royal, de centralisation et d’unification. Ce serait aussi à faire pour les Padouans, ces anciens élèves de l’Université de Padoue, qui formèrent une sorte de groupe de pression, et propagèrent en Europe, aux XVe et XVIe siècles, les interprétations averroïstes d’Aristote.
Enfin, n’y aurait-il pas lieu d’examiner l’appréhension par le droit de la notion de fidélité : la fides, le fidéicommis ? Le droit, par la doctrine et la jurisprudence est le censeur d’un certain type de fidélité. Voyez la notion de bonne foi. Elle n’est pas la même dans les pays germaniques et dans le royaume de France, où elle est plutôt loyauté et confiance réciproque. Les 3 000 à 4 000 thèses soutenues à la Faculté de Droit de Strasbourg entre 1500 et 1904 pourraient apporter des points de vue utiles sur la notion de fidélité.
Il convient de distinguer la relation de fidélité, sans doute historiquement la plus importante, la relation maître-fidèle, protecteur-créature, de la clientèle et de la féodalité.
Elle est distincte de la clientèle en ce que la fidélité est un don de soi réciproque, comportant un élément d’affection, qui évoque l’amour, à tout le moins l’amitié chaleureuse, naturellement sans rien d’ambigu ni de douteux. Elle s’en distingue aussi parce qu’il est, en somme, légitime, de changer de clientèle, de changer de patron, même si le patron, dont le crédit diminue d’autant, n’en est pas content. Alors qu’il est illégitime, scandaleux, déshonorant, de rompre une fidélité, de changer de maître, bien qu’il y en ait des cas assez nombreux.
La relation de fidélité maître-fidèle, protecteur-créature est également distincte de la féodalité. D’abord la fidélité ne s’établit jamais au moyen de l’hommage. Elle ne comporte pas de rituel. Elle se contracte de la façon la plus simple, par une déclaration mutuelle orale, sans aucune forme. De même, la sanction n’en est jamais obligatoirement l’octroi d’un fief.
D’autre part, les fidélités féodales subsistaient incontestablement. Le propriétaire d’un fief doit toujours au propriétaire du fief dont relève le sien, « les foi, hommage et serment de fidélité ». Il devient son homme, son vassal, et il doit à son suzerain service noble et aide financière. De même, le propriétaire d’un fief concède une grande partie des terres labourables de son fief en fiefs roturiers ou censives. Le censitaire doit au seigneur la fidélité, il devient son sujet, son homme, au point que le seigneur peut requérir son service armé pour arrêter les malfaiteurs, protéger le fief contre les gens de guerre et au besoin contre les agents du fisc, bien que le censitaire soit, en principe, tenu seulement de cultiver la terre, et d’ac-
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quitter des droits récognitifs, des redevances et des services matériels. Mais ces deux types de fidélités féodales dérivent de la hiérarchie des droits de propriété sur le sol et de l’acquisition du sol. Le choix portait sur des terres et sur des ensembles de droits, non sur des personnes. Le lien entre les personnes était dérivé, et non originaire, conséquence, et non cause. La protection d’une part, les services de l’autre, étaient fixés par le droit, par la coutume et par des engagements écrits, et strictement limités, alors que, dans la relation maître-fidèle, protecteur-créature, protection et services ne sont pas précisés et sont, en principe, sans limites. Les différences sont de nature.
VI. Orientations de recherche
Toutes ces fidélités mériteraient des recherches plus approfondies qui posent des problèmes de méthodes et de procédés. Discernons-en quelques-uns.
Il faudrait évidemment commencer par des recherches de sémantique. Par exemple, il faudrait définir le mot allemand Treue, qui ne correspond pas exactement au français fidélité, et en déterminer les différents sens depuis le moyen âge. En français, il faudrait distinguer soigneusement les différents sens des mots fidèle, dévoué, nourri, donné, consacré, créature, protecteur, etc. Madeleine Foisil a dernièrement attiré l’attention sur le sens très fort de l’expression affectionné à.
Il faudrait examiner les différentes énumérations des devoirs des fidèles et de leurs droits, sous forme positive et sous forme négative ; les cas où le mot fidèle (ou ses équivalents) exprime une totalité de sentiments et de comportements et ceux où il n’exprime qu’une partie de la fidélité ; les cas où l’énumération de qualités qui peut suivre le mot fidèle (ou ses équivalents) est une explicitation du contenu du mot et ceux où cette énumération est une limitation qui restreint le sens du mot. Dépassant la sémantique, il faudrait souvent analyser les textes, en vue de déterminer le concept qui y est inclus, car bien des auteurs ont l’idée la plus nette de la fidélité sans jamais employer le mot (ou ses équivalents).
Les textes à scruter comprendraient les capitulations des souverains, le cérémonial des couronnements et des sacres, les théoriciens politiques, les juristes, les délibérations des États généraux et provinciaux et celles des municipalités ; les ouvrages des théologiens, les catéchismes, les manuels des confesseurs, les recueils de sermons ; les mémoires, les correspondances, les livres de raison, les journaux intimes, les testaments. Il faudrait appliquer à cette masse les procédés de l’aire de sondage et de l’échantillonnage.
Il faudrait probablement s’aider de l’informatique et des ordinateurs, ce qui pose la difficile question des formules. Il faudrait pour toutes les formes de fidélité distinguées ici, discerner les caractères psychologiques communs et les différences fondamentales, ce qui amènerait sans doute à étudier la charité et ses différentes formes, c’est-à-dire les différents types d’amour.
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Il se poserait la question de la vie de la fidélité entre deux personnes, ou entre deux personnes morales, et de sa mort ; la question des conflits de fidélité (obéir à Dieu plutôt qu’aux hommes, au roi plutôt qu’à son seigneur, etc) ; celle des transferts de fidélité, celle des symboles de fidélité. Il serait souhaitable de pouvoir distinguer par classes d’âge et par sexe.
Il faudrait tenter de discerner non seulement l’existence de tels concepts et de tels sentiments, mais la densité de leur pratique réelle, la proportion des individus chez qui on peut la constater, selon les groupes sociaux, strates, corps, communautés territoriales, et, selon la même différenciation sociale, leur portée, leurs conséquences sociales et politiques. Il faudrait distinguer selon les temps. Par exemple, en France, vérifier ce qu’est devenue la relation maître-fidèle, protecteur-créature, sous le gouvernement personnel de Louis XIV et au XVIIIe siècle. La recherche devrait être menée par État et, probablement, dans chaque État, par province.
Les devoirs envers le lignage, le patron (clientèle), le maître (fidélité), le roi et l’État, Dieu, interféraient et parfois se contredisaient. Lorsqu’ils se contredisaient, c’est une bonne affaire pour l’historien, car alors ils apparaissent plus nettement et se distinguent mieux les uns des autres. Mais lorsqu’ils interfèrent, il est parfois très difficile de distinguer ce qui revient au lignage, à la fidélité, à la clientèle. Cependant, l’effort en vaut la peine. Les clientèles se retrouvent partout et, en France, elles deviennent, dans la seconde moitié du XXe siècle, plus vivaces que jamais. Quant aux fidélités, il semble bien qu’elles renaissent en France, au fur et à mesure que s’affaiblissent le sens de la nation, celui de la loi, celui de l’État, au profit des liens d’homme à homme et des particularismes locaux, au cours de cette grande rentrée de la France dans le moyen âge.
Notes
[1] Cet article est la rédaction d’une conférence donnée le 8 octobre 1981, sous les auspices de l’université d’Ottawa et de l’Université Saint-Paul. Sur les questions traitées ici, voir Roland MOUSNIER, Les Institutions de la France sous la monarchie absolue, Tome l : Société et État, Paris, Presses universitaires de France, 1974, ch. III ; du même, « Les concepts d’« Ordres », d’« États », de « fidélité » et de « monarchie absolue » en France de la fin du XVe siècle à la fin du XVIIIe siècle », Revue historique, CCXLVII (avril- juin 1972), pp. 289-312 ; Orest RANUM, Richelieu and the Councillors of Louis XIII..., Oxford, Clarendon Press, 1963. traduit sous le titre Les Créatures de Richelieu..., Paris, A. Pédone, 1966 ; Yves DURAND, éd., Hommage à Roland Mousnier. Clientèles et fidélités en Europe à l’époque moderne, Paris, Presses universitaires de France, 1981. ** Membre de l’Institut de France (Académie des Sciences morales et politiques). Antoine FURETIÉRE, Dictionnaire universel, La Haye et Rotterdam, Amout et Reinier Leers, 1691.
[2] Jacques DE LA GUESLE, Remontrances, Paris, 1611 (Bibliothèque Nationale, in-4°, F 13814).
[3] Je me sers de la traduction française de la Bible, dite Bible de Jérusalem, Paris, Desclée de Brouwer et Éditions du Cerf, 1955. Les psaumes ont été traduits par le Père Mollat.
[4] Mémoires du Mareschal de Bassompierre... , 4 vol., Paris, 1870-77, vol. I, p. 69.
[5] Mémoires de Messire Robert Amauld d’AndiIIy..., Paris, 1838 (Collection Michaud et Poujoulat), p. 442.
[6] Mémoires du Sieur de Pontis..., Paris, 1837 (Collection Michaud et Poujoulat), pp. 525-26.
[7] Ibid, p. 629.
[8] Mémoires de Monsieur de Montrésor... , Paris, 1838 (Collection Michaud et Poujoulat), p. 215.
[9] Ibid, p. 216.
[10] Ibid., p. 218.
[11] Lettres, instructions diplomatiques et papiers d’État du Cardinal de Richelieu. Recueillis et publiés par M. Avenel, 8 vol., Paris, 1853-77. vol. III. p. 213.
[12] Communication inédite au congrès de la Commission internationale pour l’histoire des assemblées d’États et des institutions représentatives, Dijon, septembre 1981.
[13] Élie BARNAVI, Le Parti de Dieu, Louvain, Nauwelaerts, 1980.