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Les joutes bourgeoises à Paris, entre rêve et réalité (XIIIe-XIVe s.)

Boris Bove

Comment citer cet article :
Boris Bove, "Les joutes bourgeoises à Paris, entre rêve et réalité (XIIIe-XIVe s.)", dans Le tournoi au Moyen Age, Cahiers du centre d’histoire médiévale, n° 2, Lyon, 2003, p. 135-163. Article édité en ligne sur Cour de France.fr le 1er mars 2009 (https://cour-de-france.fr/article923.html).

Les joutes urbaines de la fin du Moyen Age dérivent des tournois du XIIe siècle : ce sont toujours des combats équestres, très appréciés de la noblesse, dont la vocation ludique n’exclut pas la brutalité, puisqu’il s’agit d’une parodie de guerre. Si les décès accidentels sont moins fréquents, on continue à se briser les membres en ville au XIVe siècle comme dans les tournois en rase campagne deux siècles plus tôt.
Toutefois, les tournois-mêlées tendent à disparaître à partir de cette époque. Leur déclin est peut-être dû à l’hostilité des autorités royale et pontificale au XIIIe siècle, l’une craignant les effets potentiellement subversifs de ces rassemblements de chevaliers en armes, l’autre la nocivité de ces jeux qui détournent les chevaliers de la croisade [1]. Il semble non moins probable que l’évolution des formes de ce sport vers le spectacle, ainsi que la fortune des joutes au XIVe siècle, sont une des conséquences du développement de la civilisation urbaine.
Les joutes se déroulent désormais à l’intérieur des enceintes urbaines parce que les princes qui les organisent y vivent, parce que les villes sont devenues des acteurs politiques majeurs et que la fête organisée par le roi, le comte ou le duc est un des moyens du dialogue avec son peuple. En outre, la passion des citadins pour les mystères, les processions, les tableaux vivants, en somme pour le théâtre, déteint sur l’organisation de ces tournois, adaptés au goût urbain. Le lien consubstantiel entre confrérie et théâtre d’une part et confrérie et ville d’autre part est en effet le meilleur argument pour prouver l’urbanité de ce genre littéraire. « Le théâtre, pour devenir un objet littéraire, attendait l’essor d’une autre culture [que celle des châteaux] : celle de la ville (…). Inversement, la culture urbaine s’approprie le théâtre comme mode d’expression spécifique : elle met en théâtre les autres genres » [2]. En entrant dans la ville, le tournoi se civilise et se théâtralise. Il est vrai que toutes les joutes et pas d’armes sophistiqués des XIVe et XVe siècles n’ont pas eu systématiquement la ville pour cadre, comme le prouvent les festivités organisées par le roi René qui eurent lieu à l’ombre de ses châteaux plutôt que dans ses cités [3]. Cela s’explique peut-être par le faible maillage urbain de ses domaines provençaux et angevins. Mais l’exemple de la principauté de Bourgogne montre que, lorsque le prince domine une région fortement urbanisée, les fêtes qu’il donne se déroulent d’abord en ville [4]. Le lien entre l’évolution des règles du tournoi et leur diffusion dans l’espace urbain est manifeste.
En entrant dans la ville les tournois se sont donc, si l’on nous pardonne l’expression, policés : les armes deviennent courtoises, l’action se trouve de plus en plus corsetée dans des règlements contraignants, la part du rituel enfle au point de se substituer presque au jeu lui-même. La mêlée confuse et propice à tous les règlements de compte fait place à des séries de duels à la lance, dans un espace limité par des lices, sous les yeux d’un public nombreux. L’enjeu est moins le gain du cheval de l’adversaire désarçonné que la prouesse soumise à l’approbation des dames qui assistent au spectacle depuis les tribunes. Le raffinement de la civilisation urbaine contribue à dégrossir ce jeu guerrier, même si d’autres facteurs, comme l’influence de la littérature, ne sont pas à négliger.
Mais une des conséquences de l’entrée dans la ville des joutes, c’est la modification de la sociologie des participants : autant le tournoi était un jeu strictement aristocratique, autant les joutes ont un recrutement plus diversifié. On trouve désormais au XIVe siècle, aux côtés des joutes nobiliaires, de nombreuses joutes bourgeoises, voire des joutes qui mêlent aristocrates et patriciens. Les bourgeois de la plus grande ville d’Occident des XIIIe et XIVe siècles, Paris, concourent à ce mouvement en organisant des joutes dans leur ville et en répondant aux invitations d’autres citadins qui les convient à leur tour à rompre des lances chez eux. La participation de ces changeurs et de ces marchands de drap aux joutes pose deux types de questions : d’une part le sens de ce jeu dans le cadre de la fête urbaine, dont on sait qu’elle a souvent un enjeu politique et, d’autre part, le sens de ce jeu par rapport à la tradition nettement aristocratique dont il est issu. On tentera de répondre à ces questions en évitant de faire appel au cliché traditionnel des bourgeois gentilshommes préparant ainsi leur intégration dans la noblesse !

Les sources

On dispose à Paris de deux sources de nature très différente. D’abord on peut lire avec profit une œuvre littéraire écrite par un bourgeois de Paris, Pierre Gencien, auteur d’un Tournoiement des dames de Paris daté des années 1270-1280 [5]. C’est une fiction que l’auteur présente lui-même comme telle, puisqu’il s’agit du récit d’un étrange rêve : après s’être endormi, l’auteur assiste en songe à un tournoi près de Lagny entre des dames de Paris et en fait la relation fidèle dans un poème en vers de 1800 décasyllabes. Cette relation présente donc le tournoi tel que les bourgeois de Paris le rêvent – ce qui ne signifie pas que c’est un tournoi idéal, comme on le verra… Mais on sait aussi la façon dont ils le vivaient réellement à travers la Chronique parisienne anonyme qui porte sur la première moitié du XIVe siècle [6]. Son auteur est un Parisien, peut-être moine à Saint-Denis, qui s’intéresse surtout à la vie de sa cité et mentionne les joutes qui y ont eu lieu. Celles-ci sont attestées dans la capitale dès 1305. La chronologie des tournois à Paris a été complétée, pour la seconde moitié du XIVe siècle et le XVe siècle, par des mentions éparses trouvées dans d’autres chroniques et dans des documents de la pratique [7].
L’intérêt de ces deux sources est d’opposer clairement réel et imaginaire, contrairement aux relations de tournois traditionnelles, dont on se demande toujours ce qui relève de la littérature et ce qui relève des faits positifs – à cet égard les historiens manquent souvent de prudence en sous-estimant la dette des relations de tournois (ou de vies de chevaliers comme celle de Guillaume le Maréchal) envers les romans de chevalerie [8]… Faire dialoguer ces deux documents offre la possibilité de confronter les rêves et les pratiques réelles d’une même catégorie sociale : la grande bourgeoisie de Paris.
Les deux sources concernent en effet le même milieu. Pierre Gencien, l’auteur du Tournoiement, est issu d’une famille de changeurs connue dès le début du XIIIe siècle qui donne des échevins à la ville au siècle suivant. Pierre Gencien parvient à entrer dans les faveurs de Philippe le Bel, probablement en lui vendant des chevaux (car les changeurs d’un certain niveau sont en fait des courtiers en produits de luxe) ; celui-ci lui attribue alors l’office d’écuyer royal de 1274 à 1298, c’est-à-dire de pourvoyeur et d’intendant des écuries, puis de superviseur des œuvres royales et enfin d’argentier responsable de la gestion des joyaux, de la vaisselle précieuse et plus généralement de tous les objets de luxe à l’usage du roi à partir de 1285. il est taillé dans la paroisse Saint-Jean-en-Grève en 1292, 1296, 1297 et meurt l’année suivante [9]. Par ailleurs, deux tiers des dames de Paris citées appartiennent à des familles échevinales, à des lignages alliés ou à des dynasties bourgeoises connues, dont on trouve de nombreuses traces dans les archives [10]. Le Tournoiement est une œuvre mondaine qui s’adresse aux personnes qu’elle met en scène ; par conséquent sa portée historique, loin d’être anecdotique, concerne tout un groupe social : la bourgeoisie d’affaire de Paris.
Or lorsque la Chronique anonyme donne les noms des organisateurs ou des participants des joutes, on constate qu’ils appartiennent au même milieu, sinon aux mêmes familles. La famille Gencien, par exemple, est toujours à l’honneur. Ainsi en 1305 le champion parisien est Gencien Chrétien [11] tandis qu’en 1330 on trouve Jean et Guillaume Gencien, parents du poète [12]. Par ailleurs on notera que les joutes de 1305 sont organisées par les frères Rénier et Pierre Le Flament [13], très probablement apparentés à la fille de Nicolas Le Flament citée dans le Tournoiement. Parmi les organisateurs ou les acteurs des joutes de 1330 on remarque Jean Barbette (fils d’un célèbre prévôt des marchands de la fin du XIIIe siècle et lui-même prud’homme au parloir aux bourgeois et échevin en 1314), Adam Boucel (prévôt des marchands de 1330 à 1333, puis prud’homme), Jean Bourdon, Jean Pisdoe (prévôt des marchands entre 1342 et 1348, puis maître à la chambre des comptes), Simon Pisdoe, Pierre Le Flament (maître des monnaies du roi depuis 1316) ou Pierre de Pacy, qui appartiennent aussi à des familles parisiennes bien connues et mentionnées par Gencien [14]. Jean Billouart et Martin des Essars ne sont pas cités dans le poème, mais appartiennent au même milieu : le premier est maître des eaux et forêts de Charles de Valois, argentier, maître des comptes, conseiller au Parlement et trésorier du roi entre 1311 et 1328, tandis que le second est maître de l’hôtel du roi et maître à la chambre des comptes (+ 1336).
Le Tournoiement des dames étant d’interprétation difficile, nous partirons dans un premier temps de l’analyse des joutes signalées dans les chroniques et nous nous m’appuierons sur ces conclusions pour étudier ensuite le poème qui leur est antérieur d’une trentaine d’années au moins.

Un événement rare

Les joutes et les tables rondes qui mettent en scène des épisodes de la légende arthurienne apparaissent au cours du XIIIe siècle. Les bourgeois des villes du nord du royaume s’en emparent dès le tout début du XIVe siècle. La tradition de la « fête des joutes » est en effet une spécialité des villes de l’espace flamand et de ses marges – les joutes sont rares au sud de la Loire. Paris appartient indubitablement à cet espace commercial et culturel, ce qui explique que la capitale connaisse ce phénomène : les jouteurs parisiens participent régulièrement aux combats organisés à la fête de l’Epinette de Lille ou à Tournai par exemple [15], tandis qu’eux-mêmes invitent leurs collègues flamands ou français.
Par leur magnificence et leur rareté, les joutes bourgeoises à Paris sont toujours un événement, de même que l’on parlait encore des années après de certains grands tournois du XIIe ou XIIIe siècle, comme celui de Lagny en 1183. C’est pourquoi le chroniqueur fait remarquer, à la fin du récit des joutes de 1330, qu’elles eurent lieu « 25 ans après les joutes que Rénier Le Flament et Pierre son frère et les autres bourgeois de Paris firent à Paris en la place de Grève » [16]. Leur périodicité est fluctuante, mais il rare qu’on en organise plus d’une par décennie : il y en eut en 1305, puis en 1320. Il faut les railleries des bourgeois des autres villes qui « disaient que ceux de Paris n’osaient pas faire de fête publique » pour que « les gouverneurs et les menistres » de la capitale organisent des joutes en août 1330. Cette décennie paraît exceptionnellement riche en réjouissances, puisque les bourgeois de Paris participèrent à la fête des 31 rois à Tournai en juin 1331, puis à des joutes de moindre envergure dans leur ville en août de cette même année, organisées à l’instigation de trois bourgeois de Paris, tandis qu’une table ronde eut encore lieu à Paris en 1332 [17].
La relative rareté de ces événements s’explique par leur coût, qui est toujours supporté par les plus riches bourgeois de la ville, que ce soit à titre privé (pour le mariage d’un enfant par exemple) ou à titre public : les municipalités ont en effet rarement les réserves financières nécessaires pour assumer ces dépenses exceptionnelles et ce sont bien souvent les magistrats en exercice qui font preuve d’évergétisme à cette occasion en puisant dans leur cassette. L’exemple de la fête annuelle de l’Epinette de Lille montre bien qu’une dépit de son caractère municipal et d’une participation de la ville à son financement, une grande partie du coût est à la charge d’un particulier, le roi de l’Epinette. Le poids croissant de ce type de dépense au XVe siècle pousse même certains bourgeois, pressentis pour les assumer, à quitter la ville [18]. C’est d’ailleurs une des qualités qu’on leur demande.
En outre le roi se fait souvent prier – sans compter les interdictions ecclésiastiques – pour autoriser ces rassemblements d’hommes en armes à deux pas de son palais : Philippe VI, qui doit beaucoup aux bourgeois de Paris, on le verra, ne leur accorde des joutes en 1330 qu’à la condition expresse qu’elles se déroulent « sans que cela provoque de trouble populaire » [19]. La menace n’était pas vaine, car le roi la mit à exécution l’année suivante : Philippe VI, apparemment mécontent des grandes joutes organisées sans son consentement à Tournai en 1331, prétexte de la levée d’un impôt municipal sans autorisation royale et de l’accueil de bannis du royaume à l’occasion de la fête des 31 rois pour supprimer la commune de la ville en 1332. Les bourgeois de la ville parvirent à la faire rétablir l’année suivante, mais l’anecdote montre que le roi est sourcilleux sur ce sujet [20].
Il faut donc une double conjoncture favorable, politique et économique, pour que des joutes bourgeoises aient lieu dans la capitale.

Les joutes bourgeoises au service du patriotisme urbain

Le récit du déroulement de ces manifestations nous éclaire sur la société qui les produit et sur le sens qu’elle leur donne [21]. La « fête des joutes », en ville, est avant tout un spectacle, une parade militaire où on aime le chatoiement des couleurs et les décors somptueux. Mais, loin d’être un carnaval, c’est une fête solennelle qui vise à souder la communauté urbaine en flattant l’orgueil municipal, qui est la chose la mieux partagée entre les citadins.
La table ronde qui eut lieu en août 1330 à Paris en est un bon exemple – et surtout l’un des rares que le chroniqueur ait longuement développé, probablement à cause de la magnificence de la fête : 36 jeunes bourgeois de Paris, dans le rôle du roi Priam et ses 35 fils, affrontèrent en une série de duels des jouteurs venus de 13 villes différentes, figurant les Grecs partant à l’assaut de Troie. Cette fête est l’archétype de la « fête-cérémonie » dont la liturgie ludique vise à exalter la cohésion du monde urbain.
L’unanimisme politique se manifeste à travers l’idéologie qui perce dans le spectacle. Il s’agit pour la municipalité parisienne de montrer sa fidélité à son roi, qui est aussi le principal seigneur de la ville, en reprenant un thème qui lui est cher : l’histoire de Troie. Les Parisiens, en tant qu’organisateurs, ont eu le choix du décor et des personnages de leur table ronde et s’attribuèrent le rôle des Troyens en dépit de la fin tragique que leur assigne la légende homérique. Cette thématique est originale, car la plupart des joutes de cette époque, qu’elles soient bourgeoises ou nobles, mettent en scène la matière de Bretagne et non les romans antiques [22]. En l’occurrence, l’homonymie entre le nom de la ville et celui du principal responsable de la guerre arrive à point pour justifier un choix qui est avant tout politique : Paris c’est Troie parce que Paris c’est la capitale d’une monarchie dont les origines troyennes ne font plus de doute pour personne au XIVe siècle. Il est en effet acquis pour les contemporains que, parmi les fuyards qui quittèrent la ville en flammes, se trouvaient Francion et ses compagnons qui, après bien des pérégrinations s’installèrent en Germanie sur le Rhin, avant que leurs descendants ne pénètrent en Gaule au IVe siècle et y apportent leur royauté. Cette légende flatte triplement les oreilles de Philippe VI de Valois. D’abord parce qu’elle sert à justifier la domination de la noblesse et du roi sur le peuple, en assimilant les nobles aux descendants des Francs conquérants ; elle fait donc figure de « mythe d’anoblissement collectif », tout en fondant la solidarité nationale sur les liens du sang [23]. Ensuite parce qu’elle sert aux rois de France à tenir le pape et l’empereur à distance en prouvant l’ancienneté de leur souveraineté. Enfin et surtout parce que ce grand mythe contribue à fondre en une seule antique lignée les différentes dynasties qui se sont succédées sur le trône depuis le haut Moyen Age et dont la dernière, les Valois, est au pouvoir depuis deux ans seulement. Il était particulièrement opportun en 1330 de rappeler cette évidence. Il semble que cela le soit toujours en 1389, puisque c’est le thème retenu pour le spectacle qui accueillit la nouvelle reine Isabeau de Bavière [24].
A l’unanimisme politique répond un unanimisme institutionnel qui est aussi l’occasion d’exprimer la parfaite harmonie du gouvernement de la capitale. Cette fête est le fruit de la volonté royale, qui s’exprime tant par un accord formel que par une participation symbolique du souverain qui prête son manoir du Temple pour y planter les pavillons du festin du lendemain. Les principales institutions qui régulent la vie de la capitale semblent concourir à l’organisation de la fête. Le chroniqueur évoque au début « les menistres et governeurs » de la ville qui ont l’initiative de la fête : cela comprend, bien sûr, l’échevinage bourgeois (ou prévôté des marchands), mais aussi, si on en juge par la qualité des commensaux du banquet final, le prévôt royal et le chevalier du guet, avec leurs sergents, ainsi que les « seigneurs et maistres de la court [de Parlement] » qui exercent la justice suprême du roi en son nom dans le royaume, mais que la proximité physique rend plus accessibles dans la capitale.
De même que ces différents détenteurs de l’autorité dans la ville, souvent concurrents et rivaux au quotidien, apparaissent ici unis pour le bien public, de même la société parisienne apparaît ordonnée et cohérente, alors pourtant qu’elle est traversée de lignes de fractures multiples. Elle est tout d’abord bien hiérarchisée, avec d’une part la grande bourgeoisie qui organise l’événement pour le compte de la communauté et se trouve de ce fait à l’honneur dans les lices ou dans les tribunes élevées pour l’occasion ; et d’autre part le peuple qui se presse dans la poussière pour admirer l’éclat des écus patriciens. Les rancœurs des menus contre les gros sont oubliées dans l’excitation du moment et les particularismes qui composent la société parisienne, formée de groupes ou d’états divers très attachés à leurs privilèges et à leur identité, se trouvent sublimés dans le soutien aux couleurs de la ville. C’est l’instant magique où le gamin de rue crasseux, le boucher mal-aimé, l’étudiant querelleur, le riche marchand drapier, le modeste cordonnier et l’officier du roi arrogant oublient leurs différences pour acclamer à l’unisson les prouesses des « enfants de Paris ». Organisme complexe et volontiers turbulent, la société urbaine se trouve soudain pacifiée et unie par l’identification à ses champions.
L’orgueil municipal perce à toutes les lignes de la chronique. L’auteur insinue d’abord que la raillerie des bourgeois des autres villes, à l’origine de la fête de 1330, est due à leur dépit de voir les Parisiens remporter tous les prix à l’extérieur. Ensuite, le motif officiel de la rencontre est « d’élever en dignité Paris par dessus toutes les villes du royaume, tel un soleil incarné, comme une image des trois fleurs de lys du royaume de France, lui-même supérieur aux autres royaumes ». Si l’on en croit ce syllogisme limpide, Paris est la première ville du monde. D’ailleurs les faits donnent raison à l’auteur, puisque ce jour là « ceux de Paris emportèrent la victoire en courant et en brisant leur lance noblement contre tout venant ». Il est vrai que c’est probablement l’une des raisons qui ont conduit ce Parisien à développer l’épisode.
Cette fête ludique n’en est pas moins extrêmement sérieuse, car c’est l’honneur de la ville qui est en jeu et celui-ci ne souffre aucune atteinte. C’est pourquoi le chroniqueur juge très sévèrement la facétie du maire de Compiègne, Jean Poulet, qui, juste avant le début des combats, fait le tour des lices déguisé en Cordelier en frappant un de ses compagnons avec des verges et en disant qu’il châtiera ainsi les enfants de Paris, qu’il appelle « pâtés », parce qu’ils ne savent pas jouter [25]. L’intention est claire : ce bourgeois de province, tel un maître d’école, prétend donner des leçons aux bourgeois de la capitale. L’auteur note avec une satisfaction évidente « qu’il fut jeté de son cheval à terre par le plus malingre de ceux de Paris, rabattant son outrecuidance, et s’en alla du champ piteusement ». L’irruption de la fête carnavalesque dans cette cérémonie solennelle est manifestement une faute de goût que l’extrême susceptibilité des spectateurs ne peut pardonner. L’événement est tout entier tourné vers la glorification chauvine de la capitale, de son roi et surtout de son gouvernement. L’enthousiasme sans faille du chroniqueur laisse présager une belle unanimité forgée dans le feu de la compétition contre les villes rivales.
Il va de soi que cette rivalité est ludique et que cette compétition sportive révèle l’affinité des bourgeois parisiens avec la civilisation urbaine propre au nord de la France et à la Flandre (à distinguer, en dépit de nombreux points communs, de l’espace germanique [26]). Outre la cohésion de la cité, l’enjeu de ces festivités, c’est d’entretenir le capital social des patriciens, car il est évident que ceux qu’ils invitent à tournoyer à grands frais sont des confrères marchands et forains : toutes les villes participant aux joutes parisiennes produisent des draps dont on trouve des mentions d’achat dans les comptes royaux, ou apparaissent dans les comptes de la municipalité comme des partenaires commerciaux réguliers de la capitale. Quant à celles qui n’apparaissent pas nommément dans ces deux sources, elles appartiennent néanmoins à la même aire géographique (carte 1). Le réseau des villes en fête révèle avant tout les liens commerciaux qui les unissent et on ne s’étonnera pas de la permanence des villes et même des jouteurs invités. C’est ainsi que Cordelier Poulet, bourgeois de Compiègne (et de Senlis ?), est invité à jouter à Paris en 1320 et 1330 tout comme à la fête des 31 rois de Tournai en 1331, à laquelle on retrouve également Robert La Pie, Hue de Dammartin, Guillot Rat et Enguerran du Petit-Celier, cités à Paris en 1330 et 1331, qui combattent au nom des Parisiens. De même on retrouve à Tournai des villes venues jouter à Paris l’année précédente, comme Ypres, Amiens, Saint-Quentin, Reims, Compiègne ou Senlis. On ne s’étonnera pas non plus que Rouen, cité rivale mais en même temps partenaire commercial essentiel pour le commerce fluvial, soit invitée aux joutes parisiennes de 1305, 1330 et 1331 [27].
Il est peut-être cependant un autre front que la compétition sportive, plus discret, qui soude l’unité des bourgeois, c’est l’hostilité à la noblesse.

Joutes bourgeoises contre joutes nobiliaires

La pratique de ce sport martial est trop attachée au monde chevaleresque pour que ses adeptes ne se positionnent pas par rapport à lui. En l’occurrence la philosophie des bourgeois de Paris est simple : ils reprennent à leur compte ce jeu typiquement aristocratique, avec ses règles, son inspiration arthurienne (la table ronde est celle du roi Arthur), et son idéal courtois (les dames sont témoins de la prouesse et c’est une pucelle, fille d’un drapier de la ville, montée sur un cheval blanc, qui apporte le prix au vainqueur en 1330 ; les organisateurs des joutes de 1331 se nomment eux-mêmes les « desconfortés d’amour ») ; mais ils évitent tout contact avec la noblesse en tant que groupe social. Aucun noble ne joute aux côtés des bourgeois de Paris ; aucune autre chronique ne relate ces joutes bourgeoises dans la capitale, car leurs auteurs sont liés au monde nobiliaire ; aucun noble ne semble même assister au spectacle. La chronique mentionne bien les « nobles dames et bourgeoises de Paris très noblement et richement vêtues » qui sont dans les tribunes, puis au banquet, mais il faut, à notre avis, entendre ici « noble » au sens commun plutôt que juridique, car le chroniqueur évoque plus loin les « nobles bourgeois de Paris » qui font une haie d’honneur au vainqueur des joutes.
L’intervention auprès du roi, en faveur des bourgeois de Paris, de la femme du comte de Nevers en 1305, du comte d’Alençon, frère de Philippe VI, en 1330, ainsi que celle de Louis de Clermont et Robert d’Artois en 1320 et 1330, voire la présence de ce dernier au banquet final ne doivent pas tromper [28] : ces grands nobles soutiennent les bourgeois de Paris parce que ce sont leurs familiers, leurs fournisseurs, voire leurs créanciers et qu’ils ont besoin d’eux.
Le cas de la joute de 1330 est à cet égard particulièrement éclairant, car tous les appuis des bourgeois de Paris dans la grande noblesse sont étroitement liés au parti Valois. Charles de Valois entretenait en effet des liens étroits avec la grande bourgeoisie d’affaire parisienne : Jean Billouart fut son trésorier et son maître des eaux et forêts entre 1307 et 1325, avant d’être son exécuteur testamentaire ; Martin des Essars fut un de ses familiers, tandis que son frère Pierre fit partie, avec Jean Billouart, de l’ambassade qui conduisit la fille de Charles à son futur mari, l’empereur Charles IV de Luxembourg ; Rénier Le Flament et Raoul de Pacy furent ses argentiers… Par ailleurs, le comte de Valois, toujours prodigue, était à la fois un bon client et un gros débiteur pour la grande bourgeoisie parisienne. Citons parmi ses fournisseurs le pelletier Jean de Pacy, Nicolas de Pacy et parmi ses créanciers Imbert de Lyon, ainsi que Pierre et Martin des Essars. Charles de Valois soigne sa popularité auprès des bourgeois de Paris en multipliant les dons envers l’hôpital de la confrérie Saint-Jacques-aux-Pélerins, en pleine construction au début du XIVe siècle, en lui laissant 400 £ par testament et se faisant représenter ensuite dans la nouvelle église. En 1321, tous les confrères vinrent même, en habit, à la rencontre de Charles de Valois, à son retour de Saint-Jacques-de-Compostelle [29] !
L’accession de son fils au trône a renforcé le lien entre la grande bourgeoisie parisienne et les Valois [30]. Philippe VI (comme son frère) est bien sûr favorable aux Parisiens pour les raisons que l’on a expliquées, mais il semble que ce soutien ait été décisif lors de sa prise de pouvoir en 1328, car le chroniqueur souligne que le roi accepte la requête des Parisiens « considérant (…) la manière dont les bourgeois et tout le peuple de Paris, de leur autorité, l’avaient reçu comme seigneur » [31]. Plus loin, il ajoute que « au temps où monseigneur Philippe de Valois fut désigné roi à la place de sa cousine, fille du roi Charles de France, (…) les échevins de Paris le reçurent comme roi » [32]. Cette insistance prouve que leur approbation avait son importance.
C’était bien aussi l’avis de Robert d’Artois, si on en juge par les aveux de ses espions arrêtés en 1334 : il clame haut et fort, d’après eux, « que le roi Philippe VI n’aurait jamais été roi de France si Robert n’avait pas été là et qu’il le lui rendait bien mal ; et que s’il avait tué le roi à Paris, ceux de Paris l’auraient aidé lui plutôt que le roi » [33]. Mais avant de comploter contre Philippe de Valois, Robert d’Artois avait été son premier partisan. C’était déjà un fidèle de son père, Charles de Valois : il partageait en 1316 avec ce dernier une certaine hostilité à Philippe V parce que c’était le gendre de sa pire ennemie, sa tante Mahaut d’Artois [34], et scella cette alliance en devenant son gendre en 1318. A la mort du dernier fils de Philippe le Bel, Robert voit une occasion inespérée de renforcer sa position politique en œuvrant pour donner la couronne à son beau-frère Philippe de Valois. Sa place au conseil du roi s’en trouve renforcée après 1328 et Philippe VI, reconnaissant, érige sa seigneurie de Beaumont en comté en 1329. Son soutien inconditionnel aux bourgeois de Paris, depuis 1320, au moins s’explique par la nécessité qu’il a eu, en tant qu’héritier ruiné, de leur emprunter de l’argent pour financer sa politique : ne dit-il pas d’ailleurs lui-même en 1334 « que s’il avait besoin d’argent, il avait à Paris au moins bien deux bourgeois qui lui prêteraient encore 20.000 livres » et « que ceux de Paris l’aimaient bien » [35] ? En août 1330, il soigne sa popularité auprès des Parisiens car, fort de son influence auprès du roi et du double décès de Mahaut et de sa fille héritière Jeanne de Bourgogne, veuve de Philippe V, il œuvre pour la tenue d’un nouveau procès en vue d’obtenir le comté d’Artois. Il a d’autant plus besoin du soutien de l’opinion – il ne faut rien négliger – qu’il manque de preuves pour faire valoir son droit et envisage d’en forger de toute pièce. Il est d’ailleurs démasqué en 1331 et les bourgeois de Paris sont très embarrassés des déclarations d’amour que leur prodigue en 1334 ce prince en exil auprès de sa sœur la comtesse de Namur : « ces choses [ses liens avec les bourgeois parisiens] ayant été publiées en pleine salle en l’hôtel du roi (…), et étant venues à la connaissance des bourgeois de Paris (…), ils s’en allèrent s’excuser devant le roi très humblement, en disant qu’il ne devait pas croire de telles paroles, que Paris ne portait aucun amour à Robert, puisqu’il était ennemi du roi et qu’ils voulaient vivre et mourir avec le roi, et se mettaient à sa disposition pour l’aider » [36]. Robert d’Artois préfigure, en ce début du XIVe siècle, ce que sera Jean sans Peur au début du siècle suivant : un prince démagogue qui recherche le soutien de la bourgeoisie de Paris pour peser plus lourd dans la capitale, c’est-à-dire sur la scène politique en général.
L’autre prince qui manifeste un net soutien aux bourgeois de Paris est un autre beau-frère de Philippe VI : c’est Louis, comte de Clermont et duc de Bourbon dont la sœur est reine de France, tandis que son fils Pierre a épousé Isabelle, la sœur de Philippe VI. Il appartient à la même coterie que Robert d’Artois, c’est-à-dire au parti de Charles de Valois, et est fréquemment cité aux côtés du comte de Beaumont dans la chronique. Ces accointances sont évidentes pour tous et le chroniqueur souligne que Louis et Robert participent en 1324 à l’expédition contre les Anglais en Gascogne menée par un Charles de Valois motivé, ajoute l’auteur avec malice, par le désir de se venger de l’affront que lui a fait le roi d’Angleterre en refusant sa fille pour bru… Signe indubitable de leur popularité à Paris, le chroniqueur porte à ces deux princes une attention particulière et les mentionne à de nombreuses reprises [37].
Si la grande noblesse peut, par démagogie, afficher un soutien aux bourgeois de Paris – la distance entre eux est telle, que le rapprochement ne prête pas à conséquence – la moyenne et la petite noblesse en revanche sont absentes de cette fête comme des précédentes, comme elles sont absentes des relations matrimoniales de la grande bourgeoisie parisienne à cette époque [38]. On devine une sourde hostilité entre les deux groupes à une époque où ils tendent, sous la pression de l’Etat royal, à se constituer en ordre juridique. La noblesse souffre depuis le XIIIe siècle des succès économiques et politiques de la bourgeoisie qui profite à plein de l’essor des villes, du commerce, de la hausse des prix et du développement de l’administration royale, tandis que l’aristocratie traditionnelle voit ses revenus fonciers minés par l’inflation, alors que son pouvoir politique et sa fiscalité seigneuriale sont battus en brèche par les sergents royaux.
Comment comprendre, dans ce contexte, les rêves de tournois des bourgeois dans le Tournoiement des dames ?

Le "Tournoiement des dames", rêve de bourgeois gentilhomme ou œuvre satirique ?

On pourrait croire que ces bourgeois jouteurs qui rêvent de tournois expriment par là leur désir d’appartenir au monde de la chevalerie. La parenté du poème de Pierre Gencien avec la littérature aristocratique est d’ailleurs frappante [39].
A bien des égards son œuvre se présente comme une relation de tournoi classique : l’auteur prend la pause du héraut d’arme qui, dans une longue première partie, décrit les écus et juge ensuite des faits d’armes dont il est le témoin – on lui offre même un cheval à la fin pour qu’il puisse mieux juger de la bataille. La rencontre se déroule dans les règles de l’art : deux camps s’affrontent, formés de plusieurs routes ; le combat se déroule à Lagny, haut lieu des tournois depuis celui de 1183 ; les hostilités s’ouvrent par un duel à la lance, dans lequel on peut reconnaître (bien qu’il ne soit pas nommé) un cembel, et se poursuivent par une mêlée générale à l’épée, ponctuée d’exploits et de rebondissements lorsque de nouvelles troupes viennent modifier brusquement l’équilibre du combat. On prend les chevaux des adversaires désarçonnés. L’auteur-héraut conclut à la défaite honorable d’un des deux camps qui a perdu son champion au cours de la mêlée.
Pierre Gencien emprunte aux trouvères les formules habituelles des descriptions de combat ce qui donne une tonalité épique et courtoise à son récit. Non seulement il fait explicitement référence aux personnages de la Chanson de Roland [40] qui donne au récit l’atmosphère épique des descriptions de batailles. Il utilise alors la « formule de visualisation épique » « dont veïssiés… » (alors vous auriez pu voir), transformée pour l’occasion en « qui lors veïst » [41], et multiplie les anaphores, comme dans ces énumérations typiques des récits de combats. Pierre Gencien, qui ne reprend pas le cadre formel de la chanson de geste, ne pousse pas aussi loin cette technique, mais s’en approche parfois en jouant sur des effets d’insistance à visée hyperbolique : « La ot mainte dame abatue / Maint bel cop fet d’arme esmolue / Maint bon destrier mort mehaignié / Et maint perdu, maint gaagnié / Mainte dame navree a mort » [42]. Il reprend également le motif épique traditionnel de la longue description du héros en armes, qui se prépare au combat [43]. Ainsi, la seconde route est menée par Geneviève d’Asnières, montée sur un destrier noir,

Vestue fu, par saint Ligier,
D’un blanc haubert fort et legier ;
Par dessus ot une cuiree [cuirasse]
De cuir de bugle [bœuf], bien ouvree
Que rien ne la pust malmetre ;
Atachier y ot fet et metre
Une brachiere [garniture intérieure protégeant le bras] de ses armes
Son escu prist par les enarmes [sangles pour le bras]
Et en son poing l’espee nue
Cote [tunique] a armez avoit vestue
En son chief ot hiaume doré
D’un cercle d’or, avironné
Entour de pierres precieuses… (v. 689-701)

Un autre de ces motifs est le combat à la lance, également utilisé par Gencien. Jean Rychner en a défini le canevas stéréotypé (les protagonistes brandissent leur lance, éperonnent leur destrier, portent un coup à l’adversaire, rompent son équipement ou brisent leur lance, transpercent ou désarçonnent leur ennemi [44]) que Gencien reprend à son compte : Pernelle Des Champs « de sa main sa lance aloigna / et se couvrit de son escu / par tel air et par tel vertu / feri son cheval des esperons / que il sailli .ii. saus plus lons / que sa lance n’avoit de lonc » ; elle atteint alors la troupe adverse, choisit son adversaire et l’attaque « si roidement que en un mont / jambes levees contremont [en l’air] / se jeterent en mi la pree [prairie] » (v.1212-1235). Naturellement, les qualités des cavalières sont celles de leurs homologues épiques ou romanesques. Elles sont donc douées d’une force physique étonnante, notamment dans les bras, qui leur permet de soulever leur adversaire à la force du poignet [45]. Elles sont non moins agiles et montent en selle d’un saut, sans utiliser leurs étriers, comme les héros épiques [46].
L’inspiration courtoise se trouve aussi bien dans le vocabulaire que dans l’idéologie du poème. Les dames du Tournoiement font preuve de « l’envoiseüre » courtoise, ou gaieté, très appréciée dans cette littérature, le propre des romans courtois étant de moraliser les instincts belliqueux [47]. Les dames font aussi preuve du désintéressement du chevalier chrétien puisqu’elles combattent pour se préparer à la croisade, ainsi que pour conquérir « pris et honnor », qui est le fondement de toute renommée [48], et non pour gagner les chevaux de leurs adversaires vaincus [49]. L’enjeu du combat est, bien sûr, comme dans les romans courtois, la « proesse » individuelle. Tout cela se résume dans le but affiché par les participantes « d’essaucier chevalerie » [50]. Les emprunts aux lieux communs de cette littérature sont donc nombreux.
Il est certain, en outre, que Gencien avait lu attentivement au moins une œuvre courtoise, car il en reprend une séquence narrative et deux vers au début du poème. L’auteur se trouve transporté sur la route de Lagny ; il erre un moment sans but, quand, levant la tête, il aperçoit la fille d’Eustache la Raguise, montée sur un destrier, tout en armes, qui porte une bannière déployée. Perplexe, il la salue, s’étonne de son équipement et lui demande : « Venistes vous ensi en vie ? » à quoi elle répond « – Nenil, sire, ce ne puet estre / Que fame puist ensique nestre… » (v. 68-77). On aura reconnu la scène où le jeune Perceval croise fortuitement dans la forêt cinq chevaliers revêtus de leur armure et demande à leur chef : « Fustes vos ensin nez ? », à quoi il répond « – Nenil, vallez, ce ne puet estre / Que nule riens puise ansin nestre… » [51].
Enfin, la thématique de l’amour courtois est bien mise en valeur dans le Tournoiement des dames. Le défilé de bourgeoises de Paris se rendant au tournoi donne l’occasion de mettre en valeur leurs qualités : nombreuses sont les dames « courtoises », « cointes », « nobles » et « belles » [52]. Cette rhétorique se développe autour de métaphores comme celle de la flamme [53] ou de la blessure amoureuse, que celle-ci passe par le sourire ou le regard, qui est un topos de la séduction romanesque. On retrouve aussi dans ce poème le trio amoureux – le seigneur, sa dame et le jeune chevalier : Pierre Gencien se présente tout au long du poème comme en proie à l’amour, ce qui le conduit à soupirer après les épouses de riches bourgeois de son temps.

Le comique dans le "Tournoiement des dames"
Les vers de Gencien puisent donc à la meilleure tradition aristocratique. Pourtant son poème est volontairement décalé, et de ce fait hautement comique. Le rire provient évidemment de l’inversion sexuelle qui rend d’autant plus comique la relation du tournoi qu’elle est sérieuse et académique. Cela permet à l’auteur de risquer quelques jeux de mots à double sens, tel la variation courtoise ou grivoise, de « prise » (priser ou prendre) lorsqu’il affirme avec sérieux : « que vault dame s’on ne la prise [l’apprécie] ? ». Il prend soin, toutefois, de ne pas abuser de ce comique licencieux. Le poème ne sombre jamais dans l’obscène, alors pourtant que le thème s’y prêterait volontiers. S’agissant de personnages réels, la description des passes d’armes et des chutes bruyantes de ces bonnes bourgeoises de Paris prend de toute façon un relief particulier.
Plus subtilement, le rire provient de l’inversion sociale qui consiste à mettre en scène des bourgeois à la place de nobles, tout en conservant le style noble de l’épopée ou du roman de chevalerie, pour parler de ces combats entre joaillières et rentières. Il s’agit donc de l’ennoblissement incongru d’une matière vulgaire qui relève de l’héroï-comique [54]. Cela passe d’abord par l’énumération de patronymes bourgeois prosaïques et truculents qui contrastent avec le raffinement de l’onomastique romanesque : où l’on entendait parler de « Blanchefleur » et « Clarissant » on trouve désormais « la Gyffarde » ou « la Bigueuse ». La féminisation du patronyme est inconnue dans la littérature, alors qu’elle est systématique dans la vie courante et dans les actes de la pratique ; elle procède donc, chez Gencien, d’un effet de réel appuyé. On le soupçonne même d’avoir privilégié les surnoms usuels de ces dames à leur identité réelle, voire de faire intervenir certaines bourgeoises uniquement pour le plaisir de citer leur nom ridicule : comment s’expliquer autrement la présence dans cette société choisie de « Perrine la Potine, femme de Tornefusée, dit Potin », dont les archives n’ont gardé aucun souvenir [55] ? Il y a une jubilation certaine à égrainer, au fil du texte, ces patronymes étonnants. Pierre Gencien insiste aussi volontiers sur le métier de leur époux. Il évoque la « fame Aliaume Le Cristallier / qui mainte pierre fist tailler » comme un trouvère évoquerait les exploits accomplis par un chevalier errant. Eudeline la Sommelière, femme du fils de Guy le Sommelier, a épousé un hucher ; une autre est l’épouse d’un orfèvre, ce qui explique qu’elle soit si richement parée [56], etc. Quand il ne rappelle pas explicitement le métier de ces dames, l’auteur ne manque pas de signaler, très prosaïquement, qu’elles sont « riches d’argent et de grans rentes » ou que telle dame « en orfavrerie / avoit esté tous jors norrie » ou était « de Paris nee et nourrie » [57], ces deux dernières expressions étant démarquées de formules courtoises, à ceci près que les personnages de romans sont nourris « en chevalerie » ou « en clergie »… Gencien tente aussi des comparaisons savoureuses. Ainsi une des combattantes tient si bien en selle que « onques nul jor Pierre Brichart / ne vi aussi bien chevauchier » [58]. La référence à Pierre Brichard, honorable changeur de l’époque, comme modèle d’art équestre est inhabituelle, car on s’attendrait, dans ce type de comparaison hyperbolique, à l’invocation d’Alexandre, de Perceval ou de quelque héros de la même trempe [59]. Faire référence à ce personnage familier, plutôt qu’aux héros traditionnels, est comique. De même, l’auteur souligne avec ironie la suffisance des dames qui se rendent au tournoi et le décalage entre leur fierté d’aller jouter et celle, légitime, des conquérants en campagne [60] et il n’hésite pas, toujours dans le registre ironique, à les comparer aux plus grandes dames de l’aristocratie, comme la dame de Blois ou la reine d’Angleterre [61]. Toutefois, la chute n’en est que plus rude : évoquant dame Gile, épouse d’Adam de Meulant, le poète écrit :

Elle est roine, elle est duchesse,
Des bourgeoises de la paresse [paroisse] (v. 793-794)

Gencien profite ici de la proximité phonique entre « paresse » et « paroisse » pour entretenir une ambiguïté sur le sens de ses vers, mais il ne fait aucun doute que, sous couvert de propos louangeurs, la rime est peu flatteuse pour la dame en question.

De qui Gencien se moque-t-il ?
Le comique est-il subversif ? Gencien se moque-t-il des nobles ? ou des bourgeois ? Il est vrai que la tradition littéraire des tournoiements de dames du XIIIe siècle est satirique, car lorsque les femmes prennent l’épée, c’est que la virilité fait défaut aux hommes. Il s’agissait toutefois de Tournoiements de dames à l’usage de la noblesse, très différents en outre dans leur forme de celui de Gencien. C’étaient en fait des chansons satiriques destinées à critiquer les interdictions de tournois. C’est sans aucun doute le cas de l’œuvre, rédigé avant 1190, d’Huon d’Oisy, fondateur du genre, et aussi celui du Tournoiement anonyme écrit entre 1261 et 1265. Dans le premier cas, ce châtelain de Cambrai et vicomte de Meaux, veut faire honte à Mathieu de Beaumont et Raoul de Coucy qui ont trop vite renoncé à leurs ambitions face à Philippe Auguste. Dans le second cas, les femmes de la grande aristocratie décident de jouter entre elles, puisque les hommes sont devenus couards au point de ne plus oser rompre de lances depuis la prohibition des tournois par Louis IX en 1260. Certains critiques littéraires en ont conclu qu’une « tendance satirico-politique semblait inhérente au petit groupe littéraire que forment les Tournoiements de dames » [62].
Le poème de Gencien, beaucoup plus long, beaucoup plus descriptif et beaucoup moins critique, fait plutôt l’effet d’être un long « dit » des bourgeoises de Paris – c’est d’ailleurs ainsi qu’il définit son œuvre à la fin du texte [63] – c’est-à-dire d’une œuvre rimée non chantée, brève, avec la présence d’un « je » subjectif, assurant de manière insistante le commentaire de l’œuvre [64].
En outre, le rire de Pierre Gencien ne semble pas subversif. Sur le plan littéraire, les discordances stylistiques restent toujours discrètes : Gencien procède par petites touches, en variant autant que possible les procédés. Les épisodes comiques sont par ailleurs toujours bien répartis dans le texte, alternant avec des passages sérieux. Par conséquent, ils n’affectent pas le modèle courtois, qui n’est pas tiré vers le fabliau. On peut même se demander si la parodie du début du Conte du Graal, n’est pas plutôt un hommage de l’auteur à cette œuvre classique… Le ton héroï-comique que donne Pierre Gencien à son poème ne met donc pas en cause les modèles dont il s’inspire. Ce n’est pas non plus une critique des goûts bourgeois pour la littérature épico-courtoise, à laquelle au contraire il fait la part belle. Par ailleurs, le rire du poète ne blesse certainement pas son auditoire : les bourgeois ne mettant pas leur orgueil dans leurs performances militaires, on ne voit pas comment l’inversion sexuelle pourrait ici les toucher. Au contraire, Pierre Gencien ne manque pas de souligner la richesse des dames qui paradent dans son rêve : il consacre 1117 vers à la description des dames et seulement 621 vers au combat. Or la description est presque systématiquement flatteuse. Derrière cette longue revue de leur charmes et surtout de leur équipement, ce sont moins les dames de Paris qui sont à l’honneur, que leurs maris. On ne comprendrait pas d’ailleurs, s’il s’agissait d’une critique sociale, que le lignage de l’auteur soit autant à l’honneur dans cette œuvre : outre la mise en scène de sa propre personne, il donne une place centrale dans son récit à sa belle-sœur Marie Gencien (elle est à la tête des femmes de Grève et sauve son parti durant le tournoi en se jetant à l’improviste avec les siennes dans la mêlée) et décrit avec minutie les armoiries familiales.
Le Tournoiement est plutôt un vaste éloge de la bourgeoisie de Paris vue à travers ses femmes et en cela, ce poème est fidèle à l’esprit des dits, dont les énumérations se veulent avant tout didactiques. C’est bien une œuvre mondaine, à but récréatif, mais aussi un texte à la gloire des bourgeois de Paris qui y sont cités. Pourtant, ce poème n’est pas l’œuvre d’un naïf : ses pointes ironiques invitent le public à n’être pas dupe de ses propres éloges, notamment lorsqu’il s’agit d’identifier les bourgeois à des chevaliers – donc, implicitement, à des nobles. On peut interpréter ce poème comme une œuvre qui, par l’originalité de sa forme et par son ironie amusée, montre les rapports ambigus que les bourgeois de Paris entretiennent avec le modèle nobiliaire, qu’ils imitent dans leurs pratiques sociales, tout en restant eux-mêmes. Mais le plus intéressant, c’est que cette critique n’est pas accusatrice, mais relève plutôt de l’autocritique amusée et lucide.

Les relations de tournois traditionnelles entretiennent un rapport privilégié avec le rêve. Les trouvères enjolivent le récit des exploits des tournoyeurs en y ajoutant des personnages ou des épisodes inspirés des romans courtois. Ils racontent alors un tournoi idéal, c’est-à-dire une performance réelle conforme aux canons esthétiques et idéologiques de la littérature. L’œuvre de Pierre Gencien mêle aussi réel au rêve, mais dans un but opposé. Ce bourgeois ne se sert pas de l’imaginaire pour sublimer le monde, mais pour s’en moquer. Là où les nobles s’affranchissent de la réalité pour entrer dans le monde magique de la littérature, Pierre Gencien fait descendre Roland et Chrétien de Troyes dans les rues de Paris. On touche ici un trait de la sensibilité bourgeoise qui associe avec jubilation, à travers la parodie, un goût manifeste pour le concret et pour le rire. C’est cette même sensibilité au réel et cette propension au détournement comique que l’on retrouve dans le Jeu de la Feuillée d’Adam de la Halle, œuvre exactement contemporaine qui met en scène des patriciens d’Arras, de même qu’il évoque « Robert Someillon / qui se connaît en armes et en chevaux » et qui « participe, par monts et par vaux / dans la région, aux tournois de la Table ronde » [65].
Si l’on tente de relier cette œuvre à son contexte historique, on serait tenté d’en tirer plusieurs conclusions. Il est très probable, tout d’abord, que les bourgeois de Paris ont pratiqué les joutes avant 1305, date de la première joute non-noble attestée à Paris, car cette œuvre des années 1270-1280 ironise manifestement sur des pratiques déjà en vigueur. Cela ne serait pas surprenant, car la fête de l’Epinette de Lille, à laquelle les Parisiens participent au XIVe siècle, est attestée depuis 1278 [66]. Gageons que ce sont les sources qui font défaut, plutôt que la pratique [67].
On peut en conclure ensuite que l’opposition à la noblesse, que l’on devine à travers ces joutes, ne se traduit pas par un complexe d’infériorité des bourgeois de Paris qui voudraient l’imiter pour mieux faire oublier leur prétendue macule roturière. Il faut se méfier de l’anachronisme qui consiste à considérer la noblesse, et par contraste la bourgeoisie, du XIVe siècle comme celle du XVIIe siècle, époque à laquelle l’aristocratie traditionnelle est magnifiée pour être mieux domestiquée par un roi soleil qui prétend en contrôler, seul, l’accès [68]. Il semble bien qu’aux XIIIe et XIVe siècles les bourgeois de Paris aient été suffisamment sûrs et fiers de leur position sociale pour jouter aux yeux de tous comme des nobles, tout en gardant leur identité bourgeoise [69]. Cette propension à l’exclusion des autres groupes sociaux – en particulier nobiliaire – ne paraît pas être une spécificité de la capitale dans la première moitié du XIVe siècle, car il était encore rare à cette époque que des nobles joutent avec les bourgeois flamands : c’est seulement au XVe siècle, lorsque le duc de Bourgogne instrumentalise les traditions folkloriques flamandes pour les besoins de sa propagande, qu’il invite les nobles (quand il ne participe pas lui-même !) à entrer dans ces lices pour se mesurer à des bourgeois, pour leur plaire [70].
Les joutes entre bourgeois à Paris s’inscrivent dans une tradition politique (le dialogue avec le prince par la fête) et culturelle (le goût pour le spectacle total, qui implique toute la ville) propre à la civilisation urbaine de l’espace flamand auquel la capitale appartient ; mais elles s’en singularisent par une chronologie resserrée sur un demi-siècle. On n’a plus trace de joutes non-nobles à Paris après 1332, tandis qu’elles perdurent en Flandre durant tout le XVe siècle (La fête de l’Epinette de Lille dure même jusqu’au XVIe siècle et continue à associer les bourgeoisies des villes de Flandre telles Valenciennes, Tournai, Gand ou Bruges, alors que Paris n’est plus jamais cité parmi les cités invitées, dès le XVe siècle) [71]. On peut toujours invoquer le défaut de sources, puisque la Chronique anonyme s’achève en 1339, mais il est plus sérieux d’incriminer un retournement de la conjoncture économique et politique. Selon le rythme observé au XIVe siècle, de nouvelles joutes auraient dû avoir lieu dans les années 1350 et on devine les raisons qui les ont ajournées : à la guerre qui touche l’Ile de France en 1346 succèdent la peste noire de 1348, la capture du roi Jean en 1355, puis la rébellion d’Etienne Marcel en 1358. Cette révolte, ainsi que celle des Maillotins en 1382, affectent durablement les relations entre le roi et ses bourgeois, ce qui explique que le début de règne brillant de Charles VI, qui avait pourtant le goût de la fête, n’ait pas donné lieu à des joutes autres que nobiliaires [72]. La guerre civile entre Armagnacs et Bourguignons n’a guère été favorable à de telles réjouissances et, lorsque la conjoncture politique et économique redevient favorable dans la seconde partie du XVe siècle, les temps ont changé et les bourgeois conquérants des XIIIe et XIVe siècles ont, entre-temps, laissé le devant de la scène aux juristes savants. Les joutes bourgeoises à Paris marquent donc un moment privilégié de la civilisation urbaine médiévale : l’apogée de son premier essor, qui est en même temps son chant du cygne.

Annexes et sources

Annexe 1 – Les joutes bourgeoises de mai 1305 à Paris
En cest an, au moys de may, par ung bourgoiz de Paris appellé Renier Le Flamenc, maistre de la monnoye du roy, et par Pierres Le Flamenc, son frere, furent à Paris, en la place de Greve, faictez lez joustez d’un dez bourgoiz de Paris que l’en nommoit Gencien Crestien, attendant de la feste, contre lez aultrez bourgoiz de Rouen et d’aultrez citez du royaulme.

Chronique parisienne anonyme, éd. A. Hellot, dans Mem. Soc. Hist. Paris, t. XI, 1884, § XVI.

Annexe 2 – Les joutes bourgeoises de juillet 1320
Et le jeudi ensuivant, les bourgoiz de Paris, en l’amour et obédience de leur seigneur le roy de France et de Navarre, – l’espouse Louys, filz Louys le conte d’Ennevers, et Louys de Clermont, Robert d’Artoiz filz feu Philippe d’Artoiz, conte de Biaumont, et d’aultrez barons presens – joieusement et honnourablement jousterent, au fleuve de Sainne, en l’isle des Juifz en la quelle les Juifz furent ars.

Chronique parisienne anonyme, éd. A. Hellot, dans Mem. Soc. Hist. Paris, t. XI, 1884, § 50.

Annexe 3 – Les joutes bourgeoises d’août 1330
Apres ce que aucunes dez villez de France, par plusieurs foiz, eurent appellez ceux de Paris pour jouster à eux, et [à] ceux qui y estoient de Paris le pris de leur festez donnés, et qui mont de grandez parollez disoient que ceux de Paris feste publique n’osoient faire, lez gouverneurs et les mesnistres et ceux de Paris, qui mont desiroient à la ville de Paris faire honneur et essaucier en toutez seigneuries par dessus toutez les villes du royaulme, comme soleil corporé, emprainte et ymaginacion dez trois fleurs de liz au royaulme de France [essaucié] par dessus tous aultrez royaulmes, et à qui lez parollez des gens d’estranges nacion estoient souvent rapportées, Jehan Gencien, Jehan Barbeite, filz jadiz sire Estienne Barbeite, Adam Boucel [73], prevost dez marchans, Jehan Billouart et Martin des Essars, maistre dez comptez, à eux aliez tous lez bourgoiz de Paris, supplierent au roy que, de sa grace, il voulsist donner congié aux bourgoiz de Paris de faire jouste contre les bourgoiz du royaulme. Adonc le roy de France Philippe de Valoiz, considerant la noblesce et la valeur de Paris, comment lez bourgoiz et tout le peuple de Paris de leur auctorité le rechurent à seigneur, par la proiere de son frere le conte d’Alenchon, Louys de Clermont duc de Bourbon, et Robert d’Artoiz conte de Beaumont, leur octroia leur feste à faire sans esmouvoir le peuple.
Lors lez diz bourgoiz, à l’exemple jadiz du roy Priant, soulz qui jadiz Troye la grant fut destruite, et de ses XXXV filz, ordenerent que ung des bourgoiz de Paris appellé Renier Le Flamenc seroit le roy Priant, et XXXV des jennes gens enffans de bourgoiz de Paris, donc l’en appelloit l’un, qui estoit en lieu de Hector le filz au roy Priant, Jaque des Essars, l’autre Jehan Bourdon de Nelle, Jehan Pazdoe, Symon Pazdoe, Hue de Dammartin, Denis Sebillebauch, Pierres Le Flamenc, Guillaume Gencien, Pierres de Pacy, Robert Miete, Jehan de la Fontaine, Robert La Pye, Jehan Maupas, et plusieurs aultrez filz de bourgoiz de Paris. Et ce fait, le dessus dist roy Priant, pour l’amour et honneur dez damez de Paris, manda par ses lettres à touz ceux des bonnes villes du royaulme cy aprez nommées, qui pour l’amour dez dames joustez et fait d’armes hantoient, que, en l’onneur de Pallaz, jadiz amoureuse dame en Troye, noble cité, et de la nobleté d’amours soustenir, comme à feste ronde que Artus, le roy de Bretaigne soulloit maintenir, feussent à Paris, chacun pour troiz foiz à courir à lances briser contre nostre roy Priant et ses filz, le lundi [et] le mardi ensuivant aprez la feste Nostre Dame en aust prouchain venant, qui furent en cest [an] de Nostre Seigneur MCCCXXX. Et pour ce, lez devans nommez bourgoiz de Paris, lez diz jours, delez Paris en ung champ qui est entre l’eglise Saint-Martin-des-Champs et l’ostel du Temple jadiz le manoir des Templiers, par devant toutez lez noblez dames et bourgoises de Paris mont très noblement et richement appareliés et la gregneur partie de ellez couronnées, qui sur grans eschauffaux et aultrez grant multitude de riche peuple de Paris sur aultrez eschaffaux, en iceluy champ faiz et sur maisons prouchaines d’illec sur aultrez eschauffaux estoient, ledit roy Priant et ses filz vindrent noblement en champ et contre tous les sourvenans asprement coururent et jousterent, c’est assavoir contre les bourgoiz de la ville d’Amiens, de la ville de Saint-Quentin en Vermandoiz, de Rains, de Compiengne, et de Verdeloy en Berry, de Miaux, de Mante, de Corbeul, de Ponthoise, de Rouen en Normandie, de Saint-Pourcein, contre ung bourgoiz de Valenciennes et contre ses II filz, et contre ung bourgoiz de la ville d’Yppre. Et comme au dist champ les diz sourvenans dez dictez villes noblement entrassent, et à courir à plaine lance contre ceux de Paris se adrechassent, comme ceux qui cuidoient lez enffans de Paris trouver non saichans du fait de jouste et entre lez aultrez bourgoiz un bourgoiz de Compiengne que l’en appelloit Cordelier Poillet, vestu illec en habit de Cordelier, qui de ceux de Paris se moquoit et portoit en sa main ung rainceau d’une verge et en feroit de foiz en aultre ung de ses compaignons, demonstrant que il chastiroit lez enffans de Paris que il appelloit « pastez » ; toutefoiz nulle lance ne brisa et du plus heingre de ceux de Paris fut geté de son cheval à terre, son outrecuidance abessant, et inglorieux du dit champ s’en alla. Et comme au dist champ, par lez diz jours, ceux de Paris noblement courans et brisant lances contre tous venans, du dist champ, à la haultesse et franchise d’amours, en emporterent victoire.
Et l’endemain, qui fut jour du merquedi aprez la dicte feste Nostre Dame d’aoust, les diz bourgoiz des dictes bonnes villes, avec lez bourgoiz et les noblez dames et bourgoises de Paris, en l’ostel jadiz du Temple le manoir dez Templiers, dessoulz pavillons à ce apparellez, à trompes, timbres, tabours et nacaires, grant joie illec demenant, en la presence mons. Robert d’Artoiz conte de Beaumont, mons. Guy Chevrier [74], et des seigneurs et maistres de la court, en la presence du prevost de Paris Huguez de Crusi, le chevalier du gueit de Paris et la gregneur partie des sergens de Paris à pié et à cheval, tous vestus d’un drap, disnerent. Et quant de ceste grande feste quant à ceux de dehors Paris attendans, comme dessus dist, à ung bourgoiz de Compiengne qui estoit appellé Simon de Saint-Osmer, qui en joustant eust une de ses jambes brisées, le prix donnerent ; et en l’ostel où le dist Simon estoit herbegié, en la grant rue de Paris, jouxte le nouvel hospital de Saint-Jasque, en la maison que l’en dist d’ardoise, à grant compagnie de noblez bourgoiz de Paris, par une pucelle de Paris, jadiz fille d’un drappier et bourgoiz de Paris jadiz appellé Jehan de Chevreuse, la quelle chevauchoit ung cheval blanc, ceinte d’une riche cheinture à la quelle pendoit une noble aumosniere, et tenoit la dicte pucelle sur sa main ung esmerillon, le dist cheval, ceinture, aumosniere et esmerillon, à grant joye et à la louenge de Paris, comme à celuy de dehors dez attendans qui mieux c’estoit à la feste porté si comme l’en disoit, lez dis joyaux la dicte pucelle presenta et donna. Et au dessus dist Jaquez des Essars, quant pour ceux de Paris qui mieux s’estoit porté à ceste feste si comme l’en disoit, lez diz bourgoiz de Paris le prix donnerent.
Et ainssi ceste feste dez bourgoiz de Paris faicte au très grant honneur de Paris, tant de ceux de Paris comme ceux de dehors, chacun en son lieu paisiblement se retraist, XXV ans aprez lez joustez que Renier Le Flamenc et Pierre son frere et lez autrez bourgoiz de Paris firent à Paris, en la place de Greve.

Chronique parisienne anonyme, éd. A. Hellot, dans Mem. Soc. Hist. Paris, t. XI, 1884, § 212.

Annexe 4 – Les joutes bourgeoises d’août 1331
Aprez en ycest an, le mardi avant la Nostre-Dame en aoust, et le merquedi ensuivant vigille de la dicte feste, furent faiz eschauffaux à Paris, en ung champ qui estoit entre la maison au conte de Flandrez et l’ostel des Aveuglez de Paris, de troiz filz de bourgoiz de Paris contre tous venans aultrez bourgoiz, dont l’un estoit nommé Enguerran du Petit-Colier, l’autre Guillot Rat et l’aultre Asselin de Montmartre ; et se appelloient lez Desconfortez d’amours. Et pour ce lez bourgoiz de Senlis, dont l’un estoit appellé Cordelier Poullet, ceux d’Estampez et de Rouen, y vindrent. De la quelle feste ung bourgoiz de Senlis eust le prix. Et à ceste feste, le dit Enguerran parmy la ville de Paris chevauchant lez diz jours, à grant compagnie dez bourgoiz de Paris et de ses II seurs, l’une part et l’autre d’autre, couronnées richement, au dit champ entra. Et comme la feste des joustez illec estant aucuns eschauffaux, par lez bastons que lez de pié en osterent, à terre chairent, et IIII hommez tuerent.

Chronique parisienne anonyme, éd. A. Hellot, dans Mem. Soc. Hist. Paris, t. XI, 1884, § 223.


Annexe 5 – Chronologie des tournois à Paris aux XIVe et XVe siècles

Date Lieu Participants Cote
1284 Paris (Louvre) Nobles (chevalerie de Philippe [IV]) Hautecœur, p.8
1296 Paris (Louvre) Nobles Hoffbauer, p. 329 ; poème de Heinrich von Freiberg, intitulé "Johann von Michelsberg" (Gougenheim)
1305 Paris (Grève) Bourgeois Chronique par., § XVI
1313/6 Paris
(Louvre,
St-Germain-des-Prés)
Bourgeois (tournoi d’enfants)
Nobles (chevalerie des fils du roi)
Geoffroy de Paris, v. 5353
v. 5234
v. 5440
1320 Paris (île aux Juifs) Bourgeois Chronique par., § 50
1328 Paris Nobles (couronnement de Philippe VI) Barber, p. 117
1330/8/15 Paris (St-Martin-des-Chps) Bourgeois Neste, p. 219 ; Chronique par., § 212 ; Lettenhove, p.49
1331 Paris (chp près des Quinze-Vingt) Bourgeois Chronique par., § 223
1331 Tournai Bourgeois Neste, p. 219 ; Bouton ; Lettenhove, p.50
1332 Paris Bourgeois Outreman, p.390
1332 Paris (Vincennes) Nobles (chevalerie de Jean [II]) Chronique par., § 235
1350/10/17 Paris Nobles (couronnement de Jean II) Guenée, p.47
< 1357 Paris (Pré-aux-clercs) Ch de Navarre fait une harangue du haut d’un échafaud construit pour que le roi puisse voir les gages de bataille qui se donnent parfois dans les lices qui sont au pré-aux-clerc, devant Sgm-des-Prés. Delachenal, Grdes chroniques de Ch V, I, 119
1364/5/28 Paris Nobles (sacre de Charles V) Neste, p.237 ; Guenée, p.56
1380/11/11 Paris Nobles (sacre de Charles VI) Charles VI, I, 35 ; Guenée, p. 57
1386 Paris Nobles (duel judiciaire) Neste, p.258 ; Froissart, III, chap. 122.
1388/5 ou 6 Paris Nobles Neste, p.258 ; Coll. Bourgogne, 21, f°17v-18 et 26, f°85 ;
1389/5 St Denis Nobles à vérif (chevalerie des fils de Louis d’Anjou) Barroux, Fêtes royales ; Autrand, Ch VI, p. 214-27
1389/8/20 Paris (chp Ste-Catherine, St Pol) Nobles (entrée d’Isabeau de Bavière) Neste, p.259 ; Froissart, IV, chap.1 ; Fr. 21809, pi.1 ; Charles VI, I, 613.
1390/5/1 Paris Nobles (noces de Jean de Montaigu) Neste, p.260 ; Fr. 21809, pi.94, 95.
1400/2 Paris Nobles (t. offert par le Captal de Buch) Charles VI, II, 779
1400 ? Paris (Louvre) Nobles (mariage de Jeanne) Hoffbauer, p.329
1409/3 Paris Nobles (joutes) Neste, p.278
1409/Ascension Paris (St-Martin-des-Chps) Nobles (2 faits d’armes) Monstrelet, I, chap. 55.
1411/6/21 Paris (St Pol) Nobles (fête de Pentecôte) Neste, p.281 ; Fr. 21809, pi.8, 21 et suiv.
1413/10/1 Paris (St Pol) Nobles (mariage de Louis de Bavière) Charles VI, IV, 205 ; Monstrelet, I, ch. 116
1414/2 Paris Nobles (ambassade anglaise) Charles VI, V, 409 ; Monstrelet, I, chap. 140
1415 Paris (St Ouen) Nobles (fait d’arme) Monstrelet, I, chap. 141
1420 Paris  ? (joutes) Neste, p.288
1424 Paris Nobles (joutes pour les noces de Jean de la Trémouille) Neste, p.296
1425/11 Paris Nobles (joutes) Neste, p.297
1431/11 Paris (St Pol) Nobles (couronnement d’Henri VI) Monstrelet, II, ch. 109
1461/9/13 et 20 Paris Nobles (joutes, puis tournoi) Neste, p.325
1484/7/5 Paris Nobles (couronnement de Charles VIII) Guenée, p. 119

Sources
Autrand F., Charles VI, Paris, 1986.
Barber : R. Barber et J. Barker, Les tournois, Woodbridge, 1986, trad. fr. 1989.
Barroux M., Les fêtes royales de Saint-Denis en mai 1389, Paris, 1936
Bouton : V. Bouton (éd.), Joustes faictes a Tournay l’an 1330, Paris, 1870.
Charles VI : Chronique du religieux de Saint-Denis contenant le règne de Charles VI, éd. M.L. Bellaguet, rééd. B. Guénée, Paris, 1994.
Chronique par. : Chronique parisienne anonyme, éd. A. Hellot, dans Mem. Soc. Hist. Paris, t. XI, 1884.
Coll. Bourgogne : manuscrit de la BNF.
Fr. : manuscrit français de la BNF.
Froissart : Chroniques de Jean Froissart, éd. J.A. Buchon, Paris, 1824-1829.
Geoffroy de Paris : Chronique métrique attribuée à Geoffroy de Paris, ed. A.Diverrès, Paris, 1956, v. 5089-5472.
Guenée : Bernard Guenée et Françoise Lehoux, Les entrées royales françaises de 1328 à 1515, Paris, 1968.
Hautecœur : L. Hautecœur, Le Louvre. Le château, le Palais, le musée, des origines à nos jours (1200-1928), Paris, SNEP Illustration, 1928.
Hoffbauer : H. Hoffbauer et alii, Paris à travers les âges, 1875-1884, rééd. Bibliothèque de l’image, 1998.
Lettenhove : Kervyn de Lettenhove (éd.), Récits d’un bourgeois de Valenciennes, 1877.
Monstrelet : Chroniques d’Enguerran de Monstrelet, éd. J.A. Buchon, Paris, 1826.
Neste : E. van den Neste, Tournois, joutes, pas d’armes dans les villes de Flandre, Paris, 1996.
Outreman : Henri d’Outreman, Histoire de la ville et comté de Valenciennes, Douai, 1639.

Notes

[1Sur les tournois, voir M. PARISSE, « Les tournois en France, des origines à la fin du XIIIe siècle », dans Das ritterliche Turnier im Mittelalter (dir. J. Fleckenstein), Göttingen, 1985, p. 175-211 ; P. CONTAMINE, « Les tournois à la fin du Moyen Age » dans Das ritterliche Turnier…, p. 425-455 ; R. BARBER et J. BARKER, Les tournois, Woodbridge, 1986, trad. fr. 1989 ; G. DUBY, Guillaume le Maréchal ou le meilleur chevalier du monde, Paris, 1984, rééd. 1986.

[2J.C. PAYEN, Histoire de la littérature française. Le Moyen Age, 1990, rééd., 1997, p. 156.

[3Voir la communication de Gabriel BIANCIOTTO dans le présent recueil. De toute façon, les tournois de René d’Anjou s’adressaient exclusivement à la noblesse, rurale par tradition : n’affirme-t-il que « qui veut faire un tournoi, il faut que ce soit quelque prince, ou du moins haut baron, ou banneret » et que celui-ci s’adresse « à tous princes, seigneurs, barons, chevaliers et écuyers » ? (Le livre des tournois du roi René, éd. F. Avril, Paris, 1986, p. 19, 29).

[4C’est particulièrement évident chez les ducs de Bourgogne avec les villes de Flandre aux XIVe et XVe siècles. Voir à ce sujet la communication d’A. CHEVALIER DE GOTTAL dans le présent recueil, ainsi que E. van den NESTE, Tournois, joutes, pas d’armes dans les villes de Flandre, Paris, 1996, p. 199 et suiv. Pour un bilan bibliographique sur l’importance des cérémonies dans la Bourgogne ducale, voir E. LECUPPRE-DESJARDIN, « Les lumières de la ville : recherche sur l’utilisation de la lumière dans les cérémonies bourguignonnes (XIVe-XVe siècles) », dans Revue Historique, 301, 1999-2, p. 23-43.

[5F. MAILLARD, « Note sur le Tournoiement des Dames de Paris », dans Romania, 1968, p. 539-541. Pour la bibliographie sur cette œuvre, voir G. MURAILLE et C. RUBY, « Pierre Gencien » dans Dictionnaire des lettres françaises. Le Moyen Age, dir. M. Zink et alii, p. 1176-1177.

[6La chronique commence en 1206, mais en fait n’est dense qu’à partir des années 1300. Elle s’achève en 1339. Chronique parisienne anonyme, éd. A. Hellot, dans Mem. Soc. Hist. Paris, t. XI, 1884, p. 1-207.

[7Annexe 5.

[8M.L. CHENERIE, dans son étude sur les romans des XIIe et XIIIe siècles, note de très nombreuses parentés formelles entre ces œuvres de fiction et le récit de la vie de Guillaume le Maréchal, qui font craindre qu’un certain nombre des faits qu’on lui prête soient tout droit sortis de ces romans (M.L. CHENERIE, Le chevalier errant dans les romans arthuriens en vers des XIIe et XIIIe siècles, Genève, 1986).

[9Un doute subsiste sur l’identification de ce personnage, dans la mesure où on connaît deux Pierre Gencien vivant à cette époque, le père (+ en 1298) et le fils (+ en 1304 à la bataille de Mons-en-Pévèle). Chaque critique a tenté de résoudre l’énigme et tous ne sont pas d’accord. Dans sa monographie sur cette famille, le colonel Borelli de Serres se trompe lourdement dans l’identification (L.L. BORELLI DE SERRES « Les Gencien tués à Mons-en-Puelle (1314) », dans Recherches sur divers services publics du XIIIe au XVIIe siècle, Paris, 1895, t. I, p. 604). Une recherche prosopographique approfondie sur cette famille nous a permis d’attribuer le poème au père. Voir notre thèse et à son catalogue prosopographique (B. BOVE, Dominer la Ville. Prévôts des marchands et échevins parisiens (1263-1350), Paris, CTHS, 2002) ainsi que J.P. de LUDEWIG, Reliquae manuscriptorum omnis aevi diplomatum ac monumentarum ineditorum adhuc, t.XII, Halle, 1741, p. 11, 25. L. DESLISLE et N. de WAILLY, Recueil des Historiens des Gaules et de la France, Paris, 1855-1904, XXII, p. 462c, 495j, 717k. L. DELISLE, « Mémoire sur les opérations financières des Templiers », dans Mémoires de l’institut national de France, Académie des inscriptions et belles lettres, t. XXXIII, 2ème partie, 1888, p. 162. C.V. LANGLOIS, Inventaires d’anciens comptes royaux dressés par Robert Mignon sous le règne de Philippe de Valois, Paris, 1899, p. 250. R. FAWTIER, Comptes royaux (1285-1314), comptes généraux, Paris, 1930, n°112, 7537, 19214, 23892, 25351 et Les comptes du Trésor (1296, 1304, 1316, 1384, 1477), Paris, 1930, n°106. J. VIARD, Les journaux du Trésor de Philippe IV le Bel, Paris, 1940, n°8, 37, 46, 151, 222, 383, 717, 790, 791, 910, 913, 1003, 1018, 1555, 2590, 4922. AN : S 5078, liasse 98, n°45). Tailles : de 1292 (f°53), 1296 (f°23), 1297(f°58). Le rôle de 1292 a été édité par H. GERAUD, Paris sous Philippe le Bel, d’après des documents originaux, Paris, 1837, réimpr. C. BOURLET et L. FOSSIER, Tübingen, 1991. Les rôles de la taille de 1296 et 1297 ont été édités par K. MICHAELSSON, Le livre de la taille de Paris, l’an 1296, Göteborg, 1958, Le livre de la taille de Paris, l’an 1297, Göteborg, 1962. Le rôle de 1298 est inédit, sous la cote KK 283 des Archives Nationales (consultable à l’IRHT).

[10On trouve, parmi les familles qui ont donné des magistrats à la municipalité avant 1350 et qui sont aussi citées par Pierre Gencien, les Arrode, les Augier, les Barbette, les Bigue, les Boucel, les Bourdon, les Giffart, les Le Flament, les Des Nefs, les Marcel, les Pacy, les Paon, les Pisdoe et les Sarrasin. Les Meulant, Brichart, de Cormeilles, de Lyons, d’Yerres sont d’autres notables de l’époque. On trouvera un index des noms cités dans le Tournoiement dans Romania, 46, 1920, p. 410-414. Pour les notes érudites concernant ces bourgeois et les autres, nous renvoyons à notre thèse et à son catalogue prosopographique : B. BOVE, Dominer la Ville...

[11Selon toute vraisemblance apparenté à la famille Gencien, car une originalité onomastique de ce lignage est de donner son patronyme en prénom aux descendants des branches féminines qui l’ont perdu.

[12Jean est le fils ou le petit-fils de Pierre Gencien, auteur du Tournoiement. Dans le premier cas, il aurait aussi été échevin en 1304 1305 puis prévôt des marchands de 1321 à 1328 ; tandis que dans le second, il aurait été seigneur de Fleury, receveur des aides de Paris, puis général maître des monnaies du roi entre 1363 et 1381.

[13Annexe 1. Rénier Le Flament est fournisseur de l’hôtel, puis maître des monnaies de Philippe le Bel avant d’être argentier de Charles de Valois ; Pierre est écuyer de Philippe d’Artois, monnayer du roi, puis fournisseur des armées du roi ; tous deux sont changeurs, comme leur père Thierry.

[14Annexe 3.

[15E. van den NESTE, Tournois…, cartes 4, 5, 7 p. 382-385.

[16Annexe 3.

[17Annexe 5. Il est possible que l’organisation de tournois obéisse aussi à des modes qui conduisent à leur multiplication soudaine à certains moments, que ce soit l’effet d’un orgueil mimétique, du jeu des invitations en retour ou de l’air du temps. On note ainsi pour cette période de nombreux tournois aristocratiques à Londres (en 1328 et coup sur coup en juin et septembre 1331), tandis que Philippe VI organise des joutes pour son avènement en 1328, puis pour fêter l’hommage d’Edouard III en 1329. R. BARBER, Les tournois…, p. 39-43, 48-54.

[18E. van den NESTE, Tournois…, p. 127-134, 178-182, 185-186, 195.

[19Annexe 3.

[20A. CLEMENT-HEMERY, Histoire des fêtes civiles et religieuses, usages anciens et modernes de la Flandre, Avesnes, 1845, p. 84-85.

[21Sur ces jeux publics au Moyen Age, voir le remarquable essai de J. HEERS, Fêtes, jeux et joutes dans les sociétés d’Occident à la fin du Moyen Age, Paris, 1972, rééd. 1981 ; ainsi que J-M. MEHL, Les jeux au royaume de France du XIIIe au XVIe siècle, Paris, 1990, p. 183 et suiv. ; P. CONTAMINE, La noblesse au royaume de France de Philippe le Bel à Louis XII. Essai de synthèse. Paris, 1997, p. 180 et suiv. ; T. ZOTZ, « Die Stadtgesellschaft und ihre Feste », dans Feste und Feiern im Mittelalter. Paderborner Symposium des Mediävistenverbandes, Sigmaringen, 1991, p. 201-213.

[22E. van den NESTE, Tournois…, p. 191-195.

[23C. BEAUNE, Naissance de la nation France, Paris, 1985, rééd. 1993, p. 51

[24Chroniques de Jean Froissart, livre IV, chap. 1 (éd. J.A. Buchon, Paris, 1826, t. 22, p. 1-30).

[25On n’ose dire « leur mettre la pâtée » car le terme de « pâtée » n’apparaît pas avant le XVIIe siècle selon E. Baumgartner et alii, Dictionnaire étymologique de la langue française, Paris, 1996, p. 572.

[26Les points communs avec l’aire germanique (une forte densité urbaine, une activité commerciale internationale et une tradition de joutes bourgeoises) ne manquent pas, mais ces aires commerciales et culturelles semblent distinctes et les joutes bourgeoises, en Allemagne, sont cependant légèrement différentes. Les mêmes ingrédients se combinent autrement à une époque plus tardive : ces joutes sont plus ouvertes à l’origine que les joutes de l’espace franco-flamand, puisque bourgeois et nobles s’y retrouvent sans difficultés, mais leur véritable essor est plus tardif (des joutes régulières sont organisées à partir de 1351 seulement pour Francfort, qui est une des plus précoces) et elles se transforment rapidement pour devenir au XVe siècle un enjeu majeur de la définition de la noblesse. Les participants se regroupent en sociétés de tournoyeurs soucieuses de l’homogénéité sociale de leur recrutement, tandis que la noblesse parvient à imposer aux princes qui dominent les villes l’exclusion des bourgeois. Les joutes urbaines échappent plus vite à la bourgeoisie, et pas seulement parce que leur coût s’accroît avec le faste des cérémonies : elles deviennent un moyen pour le prince de se concilier la petite noblesse allemande qui les confisque au détriment des patriciats urbains – c’est un aspect de la réaction anti-bourgeoise d’une noblesse en pleine crise. Sur ce point, les joutes urbaines germaniques s’opposent exactement à celles de l’espace bourguignon. R. BARBER, Les tournois…, p. 70, 76, 198. T. ZOTZ, op. cit. et « Le jouteur dans la ville. Un aspect des rapports entre noblesse, ville et bourgeoisie en Allemagne au bas Moyen Age », dans Le combattant au Moyen Age, Paris, 1991, p. 164-167.

[27Robert La Pie est changeur, maître des monnaies de Paris, receveur de Tournan, gouverneur de la confrérie Saint-Jacques aux pèlerins entre 1324 et 1332 et parent de Jean La Pie, prévôt des marchands en 1328. Enguerran du Petit-Celier est conseiller au Parlement, puis trésorier du roi entre 1339 et 1356. Annexes 1, 3, 4 et V. BOUTON, Armorial des tournois. Joustes faictes à Tournay l’an 1330, Paris, 1870.

[28L’éditeur de la Chronique anonyme remarque que les joutes de 1331 ne rassemblent que des bourgeois et conclut à une rupture de l’alliance entre la bourgeoisie et la grande noblesse (Chronique parisienne…, § 223). Il s’agit à notre avis d’un contresens dû à une erreur d’appréciation de la nature de la fête : les plus riches marchands de Paris sont toujours familiers des princes, mais les joutes organisées par Enguerran du Petit-Celier, Guillot Rat et Asselin de Montmartre n’ont pas d’envergure municipale et s’apparentent aux festivités organisées à titre privé, pour célébrer un mariage ou mettre en valeur un lignage (E. van den NESTE, Tournois…, p. 131). Elles ne semblent pas impliquer les autorités urbaines et n’ont pas le même enjeu politique que celles de 1330 ; par conséquent, l’appui des princes n’a pas dû être nécessaire pour en obtenir l’autorisation.

[29J. PETIT, Charles de Valois, Paris, 1900, p. 232, 255-260, 322, 347, 349, 362, 363, 364, 367, 378, 392. Chronique parisienne…, §64.

[30On le devine, pour son règne, à travers les anoblissements de bourgeois et les nombreux dons aux hôpitaux et les amortissements (souvent gratuits) accordés aux chapelles fondées par des bourgeois (VIARD J., Documents parisiens du règne de Philippe de Valois (1328-1350), t. 2, 1900, introduction).

[31Annexe 3.

[32Chronique parisienne…, § 296.

[33Ibid., § 254.

[34Robert III d’Artois reprochait à sa tante paternelle Mahaut d’avoir usurpé l’héritage du comté d’Artois à la mort de son grand-père Robert II en 1302, alors qu’il n’était qu’un orphelin de 15 ans. Il fit un premier procès en 1309, puis un second en 1318 devant la cour des pairs du royaume pour tenter de faire valoir ce qu’il estimait son droit, sans succès. Il n’a de cesse d’intriguer pour obtenir l’Artois, ce qui le conduit à fabriquer des faux pour prouver son droit lors d’un troisième procès en 1331 et à être banni du royaume. A. LANCELOT, « Mémoire pour servir à l’histoire de Robert d’Artois », dans Histoire et Mémoires de l’académie royale des inscriptions et belles-lettres, 1736, vol. X, p. 570 et suiv.

[35Chronique parisienne…, § 254.

[36Chronique parisienne…, § 255.

[37Le chroniqueur anonyme n’omet aucune des étapes du conflit entre Robert et sa tante Mahaut : il commence par rappeler son rôle dans les ligues baronniales de 1316, la répression de Philippe V, son retour en grâce auprès du troisième fils de Philippe le Bel avec sa présence aux côtés de Charles IV et de Charles de Valois pour le voyage en Languedoc en 1323, puis, en 1324, aux côtés du second, au siège de La Réole en Gascogne. Il mentionne l’enterrement de sa mère en 1327, sa présence à la bataille de Cassel en 1328, la mort de Mahaut et la mise dans la main du roi du comté d’Artois, puis le procès et la fraude, la sanction de bannissement et l’exécution de ses complices. Il note aussi le décès de son fils aîné en 1334 (Chronique parisienne…, § 1, 2, 50, 126, 131, 168, 172 bis, 181, 197, 212, 221, 226, 228, 254, 255, 256, 262, 263). Louis de Clermont est surtout cité pour son souci de l’avenir de la terre sainte, qu’il promette de se croiser (en 1316 et 1333) ou qu’il fonde une confrérie pour la libération de la terre sainte (1317). Il est cité à 5 reprises aux côtés de Robert d’Artois : pour obtenir des joutes à Paris en 1320 et 1330, lors de l’expédition de Gascogne, lors des obsèques de Charles IV, et à la bataille de Cassel. Il assiste aussi à la cérémonie d’adoubement de Jean, le fils du roi, en 1332 (Ibid., § 3, 11, 50, 91, 131, 167, 168, 181, 212, 233, 235, 248).

[38Nous nous permettons de renvoyer sur ce point, qui nécessiterait un long développement et beaucoup de notes érudites pour être prouvé, au chapitre 7 de notre thèse (B. BOVE, Dominer la Ville….).

[39Les analyses qui vont suivre sont le fruit d’une réflexion menée de concert avec Bénédicte Milland-Bove. Cette première approche, dont nous résumons ici quelques conclusions, nous a convaincu que ce texte original méritait d’être repris et commenté pour lui-même, et qu’il ne pouvait être compris qu’en croisant des analyses historiques et littéraires.

[40Dans des vers relatant le combat enragé que mènent les dames de Paris, Pierre Gencien prend à témoin « Rolant [et] li .xii. pers / qui mourustes par traison » pour leur dire qu’ils n’auraient pas été pris ni tués si « tiex dames grant foison / eussiez en vo compagnie / quant Guenes par sa desverie / vous fist ocirre aux sarrazins » (P. GENCIEN, Tournoiement…, v. 1624-1632).]], mais il use de procédés stylistiques tels que l’épithète d’honneur « dan », synonyme archaïsant de « sire »[[Au vers 1381, il évoque sa tante Marie, la « fame dant Gencien ». Or l’épithète d’honneur « dan » (dérivé de dominus), est employé couramment dans la Chanson de Roland avec une nuance affective que n’a pas le qualificatif « sire ». Il en fait donc un usage d’autant plus circonstancié que dès le XIIe siècle, « dan », d’un usage stylistique moins souple, cède le place à « sire » dans la littérature et disparaît complètement de la langue au XIIIe siècle. Voir L. FOULET, « Sire, messire », dans Romania, t. 71 (1950), p. 1-48, 180-221 et t. 72 (1951), p. 31-77, 324-60, 478-528.

[41P. GENCIEN, Tournoiement…, v. 1165. C. LACHET, Sone de Nansay et le roman d’aventures en vers au XIIIe siècle, Paris, 1992, p. 483.

[42Ibid., v 1368-71.

[43J. RYCHNER, La chanson de geste. Essai sur l’art épique des jongleurs, 1955, p. 126-153 et J.P. MARTIN, Les motifs dans la chanson de geste, Lille, 1992 ; p. 358-360.

[44J. RYCHNER, La chanson de geste…, p. 139-141. « La ot mainte lance kassee / et mainte dame desmontee » (P. GENCIEN, Tournoiement…, v. 1243-1244). « Qu’elle li fist faire tel tour / qu’a terre l’a fait trebuschier / par sus la croupe dou destrier » (v. 1470-75). « Tel cop li donne souz la geule / qu’el demora trestoute seule / sans destrier en la prairie » (v. 1593-1595). « Tel cop li donne de sa lance / que du destrier l’a abatue / Emmi le pre toute estendue » (v. 1714-1716).

[45Ainsi le narrateur « vi[t] par force et par destresce / La fame Pierre Cormaillas/ Par la grant force de ses bras / Tenir la fame Adan le Keu… (P. GENCIEN, Tournoiement…, v. 1246-1249).

[46Ibid., v. 1517, 1610.

[47Ibid., v. 199-200, 231, 313, 734.

[48Ibid., v. 831, 894, 1160, 1172, 1190, 1198.

[49Ibid., v. 1260-1263. G. DUBY, Guillaume le Maréchal…, p. 105-136.

[50Ibid., v. 628.

[51CHRETIEN DE TROYES, Le conte du Graal, éd. et trad. C. Méla, Paris, 1990, v. 276-278.

[52P. GENCIEN, Tournoiement…, v. 308, 416, 512, 618, 742, 787, 789, 417, 166, 366, 554, 289, 652, 721.

[53Le « feu d’amour qui les amants mestrie » est une figure classique de la littérature courtoise (Ibid., v. v.192, 302, 316, 498, 577, 740, 1027).

[54GENETTE G., Palimpsestes…, p. 29-30.

[55P. GENCIEN, Tournoiement…, v. 404-405.

[56Ibid., v. 157, 944-948, 1165.

[57Ibid., v. 372, 155, 665.

[58Ibid., v. 144-145.

[59Plus loin, Gencien fait d’ailleurs appel à la figure de Roland (P. GENCIEN, Tournoiement…, v. 144-145). D.A. MONSON, « La surenchère chez Chrétien de Troyes », Poétique 70, 1987, pp. 231-246. Autre exemple : dans une chanson de Thibaut de Champagne : « Onques Rollans ne Oliviers / Ne vainquirent si for estor » (Poèmes d’amour des XIIe et XIIIe siècle, p. 98).

[60P. GENCIEN, Tournoiement…, v. 408-409.

[61Ibid., v. 408-409.

[62H. PETERSEN DYGGVE, « Personnages historiques figurant dans la poésie lyrique française des XIIe et XIIIe siècles », dans Neuphilologische Mitteilungen, 1935, t. 36, p. 145-176. Voir aussi : ibid., p. 65-84 et la bibliographie sur les autres tournoiements de dames dans G. MURAILLE et F. FERY-HUE, « Tournoiement des dames », dans Dictionnaire des lettres françaises…, p. 1443-1444.

[63« Si fait, qu’il est raison et droit / Que l’en sache qui cest dit fist /Et qui en tel rime mist. / Puis qu’ensi est, ie le dirai, / Tout aie ie le cuer irai. / J’ai non Pierres Gencien ». P. GENCIEN, Tournoiement…, v. 1780-1785.

[64Voir M. LEONARD, Le dit et sa technique littéraire des origines à 1340, Paris, 1996 et ZINK M., La Subjectivité littéraire, Paris, 1985, p. 62 et 73.

[65Par exemple, Guillaume Wagon, Adam et Mathieu l’Ansetier, Jean Crespin ou les Faverel (sur ces bourgeois d’Arras, voir BERGER R., Littérature et société arrageoises au XIIIe siècle. Les chansons et dits artésiens, Arras, 1981). ADAM DE LA HALLE, Le Jeu de la Feuillée, éd. J. Dufournet, Paris, 1989, v. 214, 229, 242, 243, 296, 477, 721-723.

[66R. BARBER, Les tournois…, p. 56.

[67La Chronique parisienne anonyme (bourgeoise) ne commence vraiment qu’en 1300.

[68DESCIMON R., « Elites parisiennes entre XVe et XVIIe siècle. Du bon usage du cabinet des titres », dans BEC, 1997, 155, p. 607-644.

[69D’autres indices vont dans ce sens, tels que le refus de l’anoblissement taisible et le maintien du titre de bourgeois de Paris dans les cas d’anoblissement par lettres royales (B. BOVE, Dominer la ville…, chapitre 7).

[70E. van den NESTE, Tournois…, p. 140-143.

[71L. de ROSNY, L’épervier d’or ou description historique des joutes et des tournois qui, sous le titre de nobles rois de l’Epinette, se célébrèrent à Lille au Moyen Age, Paris, 1839, p. 59-74.

[72Annexe 5.

[73A. Hellot a lu « Loncel », mais il s’agit évidemment de « Boucel ».

[74Maître des comptes.